mercredi 25 février 2015

La guerre et la paix, de Leon Tolstoï, traduit par Boris de Schloezer, éditions Gallimard, Folio Classique



Difficile de présenter un tel classique! Mais je tiens aussi à partager mon amour des "grands" auteurs, car même si leurs œuvres sont connues, elles ne sont pas forcément lues. Pour ma part, j'ai (enfin) commencé à lire Tolstoï et Dostoïevski en 2013. J'avais lu, plus jeune, des auteurs russes comme Gogol et Pouchkine qui m'avaient fait aimer la Russie, enfin une Russie littéraire, idéalisée et romancée, une Russie toute personnelle créée par mes lectures, mon imagination et mon intérêt pour la langue russe. Après avoir lu La Mort d'Ivan Ilitch et Anna Karénine, j'ai donc décidé de m'attaquer aux deux pavés de La Guerre et la Paix et je ne l'ai pas regretté.
Bien sûr, il faut s'accrocher au début, notamment à cause du nombre impressionnant de personnages, qui sont plus de cinq cent en tout, mais seule une vingtaine, appartenant à cinq familles, est vraiment au cœur du récit. Et il faut ensuite s'y retrouver au milieu des innombrables diminutifs chers au peuple russe : Le Comte Pierre par exemple, est ainsi nommé Pétia, Pyotr, Pétroucha, Pétrouchka ou encore Pétegnka. On peut donc un peu se perdre dans ce dédale de prénoms, noms et diminutifs utilisés à tour de rôle.
Mais quel plaisir lorsque l'on dépasse ces petites difficultés! Ce livre est inclassable : roman, fresque historique, sociologique, essai philosophique tout à la fois. Il offre une vision inoubliable de la Russie des années 1805 à 1820, pendant les guerres Napoléoniennes. On suit la vie de plusieurs familles de l'aristocratie russe, pénétrant les salons mondains et leurs hypocrisies, écoutant les réflexions et les débats sur le servage, le mariage, la guerre, la religion, ou la littérature. J'ai été véritablement happée par ce monde, par ces mondes incarnés par chaque personnage. L'écriture de Tolstoï, foisonnante de descriptions, crée des images d'un réalisme époustouflant, elles se gravent dans notre esprit, les personnages nous deviennent si familiers qu'on jurerait les avoir fréquentés, les lieux défilent comme des souvenirs personnels. La préface du traducteur est à ce sujet très intéressante, il y parle de la traduction et de l'écriture de Tolstoï, analysant la "puissance d’évocation et d'expression" de l'écrivain, et son imagination visuelle, concrète, exceptionnelle.

Ce qui m'a particulièrement plu et intéressée dans cette œuvre fut, à mon propre étonnement... tout ce qui concerne la guerre. Les intrigues amoureuses, les drames familiaux, les deuils, m'ont touchée, émue, ont participé à retenir mon attention, à m'attacher aux personnages. Mais la description des batailles, des tactiques militaires, et surtout, les réflexions de Tolstoï sur la guerre et l'histoire, m'ont passionnée.
Tolstoï montre que la guerre se réalise par le bas, qu'elle est complètement déconnectée des décisions des chefs. Ceux-ci, occupés par les bagarres tacticiennes et la recherche du pouvoir, n'ont dans la pratique aucune prise sur les évènements. Le calcul exact des positions et la transmission instantanée des évènements et des ordres étant impossibles (à l'époque), il montre que tout se fait la plupart du temps dans l'improvisation... pour être interprété après coup et présenté comme le résultat de brillantes décisions militaires. L'image de Napoléon dans ce livre est saisissante : l'homme exceptionnel, le génie à l'intelligence tactique remarquable, est pour Tolstoï une pure fiction. Le Napoléon qu'il nous présente dans La Guerre et la Paix est bien éloigné de notre imagerie française, puisque Tolstoï procède à une véritable démystification du personnage. Il apparaît comme un simple pantin, absolument pas responsable de ses conquêtes, n'ayant aucun mérite pour sa gloire.

Le passage qui m'a le plus impressionnée est l'essai sur l'histoire et la science historique, à la fin du roman. J'ai eu l'impression de me rendre compte de façon concrète et flagrante à quel point l'enseignement de l'histoire peut être subjectif et orienté. Comment est-ce possible, demande Tolstoï, qu'une poignée d'hommes, par leur seule décision, leur seule parole, en envoie des milliers à la mort sans que ceux-ci ne se révoltent ni ne refusent? Il aborde ainsi dans un long passage le problème de l'interprétation et de la transmission de l'histoire par les historiens, en démontant leurs méthodes : "Tant qu'on écrira l'histoire des individus - des César, des Alexandre, des Luther ou des Voltaire - et non pas de l'histoire de TOUS les hommes, de TOUS ceux, sans une seule exception, qui ont participé à l'évènement, il est absolument impossible de décrire le mouvement de l'humanité sans faire appel à la notion d'une force qui oblige les hommes à diriger leurs activités vers un seul but. Et la seule notion de ce genre que connaissent les historiens, c'est le pouvoir". S'ensuivent des réflexions passionnantes sur le pouvoir, le libre arbitre, les rapports entre liberté et nécessité, qui m'ont enthousiasmée, bien qu'elles soient un peu trop érudites pour moi!
La Guerre et la Paix est une œuvre singulière, qui invite à de nombreuses réflexions et remises en question tout en nous transportant dans la vie de personnages que l'on ne peut plus oublier.

Camille



lundi 9 février 2015

Deux chroniques en une! Deux livres de Nancy Huston : Bad Girl. Classes de littérature, paru chez Actes Sud en 2014 et Reflets dans un œil d'homme, paru chez Actes Sud en 2012



La sortie récente de Bad Girl me donne l'occasion de parler rapidement de l'un de mes livres de chevet : le premier livre de Nancy Huston que j'ai lu : son essai Reflets dans un œil d'homme. Il fut pour moi une révélation, et je le considère comme un livre fondamental, à lire absolument! Chaque mère et chaque fille devrait l'avoir dans sa bibliothèque! Aux hommes aussi, bien sûr, il serait très utile. Il a bousculé mes convictions, a mis des mots sur des pensées floues, m'a permis d'analyser mon vécu, de me rendre compte de mon propre conditionnement, grâce à son analyse pertinente de la condition des femmes en occident : "plus elles deviennent sujets, plus elles se font objets". Cet essai a beaucoup dérangé à sa parution, puisque Nancy Huston y remettait en question le sacro-saint dogme de notre société occidentale, qui considère que toutes les différences entre les sexes sont culturelles, construites socialement. A travers l'évocation de son vécu, la restitution de conversations avec trois de ses amis peintres, mais aussi en faisant appel à des figures romanesques ou réelles comme Nelly Arcan ou Anaïs Nin, Nancy Huston nous ouvre les yeux sur un paradoxe ahurissant : "A en juger par les statistiques portant sur le viol, les violences conjugales, le harcèlement sexuel, la prostitution et la pornographie, notre réalité est assez loin de notre théorie. Mais on a du mal à voir notre aliénation à nous, et à la dire, et surtout à la comprendre, parce que, malgré les milliards d'images de la beauté féminine que consomment dans nos sociétés hommes et femmes, nous avons embrassé une idéologie unisexe!".

J'ai malheureusement, fatalement, été un peu déçue par Bad Girl. Peut-être parce que Reflets dans un œil d'homme a eu une trop grande importance dans ma vie de lectrice pour que je parvienne à apprécier celui-ci à sa juste valeur. Pourtant, bien que je n'y ai retrouvé ni la surprise ni l'intensité provoquées par Reflets dans un œil d'homme, j'en ai tout de même apprécié la lecture, et il possède à mon avis de nombreuses qualités. Cette fiction-essai nous permet tout d'abord d'entrer dans l'histoire intime de l'auteure pour mieux comprendre son œuvre, éclairer les thèmes récurrents, les obsessions que l'on devine en lisant ses romans et ses essais. Nancy Huston nous offre avec Bad girl une "autobiographie intra-utérine". Elle raconte à Dorrit, le fœtus qu'elle fut, quelle sera sa vie, quelle fut celle de ses parents, de ses grands-parents et de ses arrière-grands-parents : "Tu t'accroches. S'accrocher, Dorrit, sera l'histoire de ta vie". 

Pour mieux démêler le fil de sa vie, Nancy Huston entremêle son histoire personnelle, douloureuse et traumatique d'enfant non désirée et abandonnée par sa mère, à celles de personnalités littéraires et artistiques qui apparaissent dans nombre de ses essais, telles Camille Claudel ou Anaïs Nin. Elle nous invite à suivre le cheminement de sa pensée, l'évolution de ses réflexions sur la femme, la maternité, la relation mère-foetus, mère-enfant. Elle parle aussi de la filiation, de l'abandon, des traumatismes : "(Basel von der Kolk) traite d'aberrante la notion freudienne selon laquelle parler de son trauma aiderait à le surmonter, car au moment du trauma le lobe frontal où se passe le langage ferme boutique. Il dit que sont plus efficaces pour améliorer l'état d'une victime de trauma : la danse, le théâtre, le rolfing et le yoga."

La forme choisie par Nancy Huston pour écrire cette autobiographie, l'utilisation du tutoiement pour parler de et à elle-même, nous rappelle son essai L'espèce fabulatrice, dans lequel elle écrivait que l'être humain est avant tout fiction, que le soi se fabrique par le récit, que nous sommes tous des personnages qui nous racontons. C'est aussi la portée universelle de ce récit qui est intéressante, puisqu'il invite à s'interroger sur la façon dont naît un écrivain, comment l'enfance, l'expérience, mais aussi l'histoire familiale peuvent devenir des terreaux pour la création et plus particulièrement, pour l'écriture. Bad Girl est enfin un bel hommage à la musique, à la lecture, à la création : "l'art te sauvera, Dorrit (...) L'écriture détournera de ton apparence ta propre attention. (...) tu réussiras à t'arracher au marathon meurtrier de la Féminité."


Camille