samedi 2 mai 2015

Le monde mythologique russe de Lise Gruel-Apert, paru chez Imago en 2014

 
« Dans le monde russe ancien, et plus largement russo-slave, le divin règne partout : dans le moindre brin d’herbe, la moindre parcelle de terre, le moindre morceau d’étoffe ou de pain… ». Cette phrase résume bien l’essai de Lise Gruel-Apert, qui nous transporte véritablement dans l’imaginaire singulier des croyances slaves. Nous découvrons ainsi une mythologie très différente, formellement, de celle de l’antiquité gréco-romaine, une mythologie quotidienne, omniprésente, ancrée dans la vie de tous les jours, liée au cycle des saisons et à la vie agricole.

Ressuscitant les dieux et cultes païens du Xe au XIIIe siècle, les morts impurs et les roussalki, mais aussi les sorcières, magiciens et guérisseuses, l’auteure s’appuie sur toutes les sources d’informations existantes. Aujourd’hui l’archéologie et les documents folkloriques et ethnographiques, complètent les informations contenues dans les chroniques, à l’instar des Chroniques de Nestor ou Récit des temps passés, et dans les sermons, qui ont longtemps constitué les principales sources d’information sur la mythologie slave. Les passages choisis de sermons dénonçant avec virulence les croyances « impies » et les commentaires de Lise Gruel-Apert sur la résistance des paysans face aux tentatives d’éradication des pratiques païennes par l’Église orthodoxe sont souvent drôles, mordants et rendent cet essai très vivant.

Lise Gruel-Apert nous transmet les recherches et collectes de spécialistes tels Propp, Zélénine, Rybakov, ou Afanassiev. La description des cultes et croyances liés à la nature et aux animaux, des fêtes et rites collectifs, de la démonologie, et le chapitre consacré aux figures surnaturelles et à l’au-delà dans les contes merveilleux, apportent de nombreuses clés de compréhension de la tradition orale russe. L’auteure nous signale par exemple une lecture possible pour le conte « La Fille-Roi », que l’on peut trouver dans les Contes populaires russes d’Afanassiev : la Fille-Roi endormie serait une allégorie de la Nature, de la terre Mère, et l’étreinte par le héros signifierait la renaissance de la nature au printemps. Lise Gruel-Apert commente de nombreux motifs et personnages des contes merveilleux, comme le « héros minable », le dragon ou le serpent, la Baba Yaga ou Kachtcheï l’Immortel.

Cet ouvrage est donc un bel outil pour qui s’intéresse aux contes russes, souvent étranges, difficiles à appréhender. Mais la lecture de cet essai n’enlève cependant rien à leur mystère, à leur beauté insolite, qui fait tout leur charme et leur poésie !

C’est aussi bien sûr un très bon prétexte pour lire ou relire les Contes populaires russes d’Afanassiev, traduits par Lise Gruel-Apert, aux éditions Imago… avant de venir les écouter pendant le festival EPOS du CLiO (Conservatoire contemporain de littérature orale) à Vendôme cet été ! Les conteuses professionnelles de l’atelier Fahrenheit 451 « Miroir du Merveilleux » vous les conteront en effet, après une année de travail, le vendredi 3 et dimanche 5 juillet 2015 !

Cette chronique est parue dans la rubrique "Les choix de Camille" de la lettre d'information du CLiO, vous pouvez lire mes autres chroniques, écrites pour le CLiO, ici : http://www.clio.org/centrededocumentation/leschoix/

Camille

 

samedi 11 avril 2015

Je n'ai rien oublié, de Ryan Andrews, paru en 2015 chez Delcourt

 

Cette BD de l'américain Ryan Andrews est un recueil de quatre histoires courtes : "Rouge sang", "Je n'ai rien oublié", "Le tunnel" et "Sarah et la petite graine".
"Rouge sang" est le récit d'un souvenir d'enfance. Le narrateur et ses deux frères ont assisté à la mort d'une dizaine d'oies sauvages, tombées directement du ciel sur le toit de leur maison, l’imprégnant de tâches rouges. Cette nouvelle dépeint tout en simplicité et finesse les émotions des trois enfants après cet évènement à la fois étrange, tragique et effrayant, et comment ils réagissent face à la rudesse de leur père. Elle ressemble fort à un souvenir personnel de l'auteur. Mais peut-être n'en est-ce pas un et l'a-t-il entièrement inventé, et dans ce cas, remarquablement narré, au point de donner au lecteur cette impression de vécu. Ce récit est en tout cas vraiment bien écrit, et nous immerge dans une ambiance onirique propre à l'enfance.

En lisant "Sarah et la petite graine" j'ai immédiatement songé à de nombreuses versions de contes populaires, dans lesquels une femme qui n'arrive pas à avoir d'enfant va finalement donner naissance qui à un grain de millet, qui à une courgette, qui à un petit pois. Là encore, je ne sais pas si l'auteur connaît ces contes, mais son récit, qui en rappelle les prémisses, est très beau et bien ficelé. C'est donc l'histoire d'un couple, "un vieux et une vieille", pourrait-on lire dans un conte traditionnel, qui n'ont pas réussi à avoir d'enfants. Quand un jour, la vieille donne miraculeusement naissance à... une grosse graine. Elle va la choyer, la couver, sous le regard angoissé de son vieux qui la soupçonne de perdre la tête. Une histoire toute simple là encore mais débordante de fraicheur, un petit rayon de soleil qui fait du bien.

Plus rapidement, pour ne pas tout dévoiler : Dans "Le tunnel", on suit le délire kafkaïen d'un homme en train de prendre son bain, qui aperçoit un trou caché derrière le carrelage du mur de la salle de bain et s'y engouffre... Et dans "Je n'ai rien oublié", un enfant qui doit affronter un deuil suit un être étrange dans la nuit.

Avec ces quatre récits sans prétention, il ne faut pas s'attendre à du sensationnel, tout est dans l'émotion discrète. Nous plongeons dans une réalité trouble, onirique, nous ne savons plus trop où est la frontière entre le réel et l'imaginaire, nous sommes entre deux mondes et c'est à la fois apaisant et exaltant. Mystère et étrangeté règnent ici en maîtres. 
Le graphisme est splendide, tout en niveaux de gris (et rouge pour "Rouge sang", et rose pour "Le tunnel"). Les cadrages sont dynamiques et offrent au récit une grande vitalité. Un auteur à suivre!

Camille

vendredi 3 avril 2015

Derrière chez moi (kamishibaï), écrit par France Quatromme, illustré par Hyuna Shin, paru aux éditions Lirabelle en 2012



Ce magnifique livre existe sous forme de kamishibaï (théâtre de papier ou théâtre d'images japonais) et sous forme d'album. Il peut donc, selon le format, être lu dans l'intimité, ou bien montré à des groupes d'enfants.

Le kamishibaï est une technique de contage japonaise, sous forme de petit théâtre ambulant, et qui était à l'origine installé à l'arrière d'un vélo. Il faut insérer les planches de l'album, non reliées, dans un "butaï" (un petit théâtre en bois). Les illustrations sont montrées au groupe d'enfant et le lecteur lit le texte qui est inscrit derrière les planches. Une lecture à voix haute "spectaculaire"! Parfait pour les professionnels de la petite enfance (crèches, bibliothèques, écoles, centres de loisirs)... mais pourquoi pas aussi pour les réunions de famille ou les familles nombreuses!
 Les illustrations de la coréenne Hyuna Shin, splendides, sont merveilleusement mises en valeur par le grand format du kamishibaï et nous transportent dans un univers onirique, doux, brumeux. Le mélange des techniques (collages, aquarelle) offre des jeux de transparence ravissants, les teintes automnales, les bleus-verts aquatiques, sont de toute beauté.
Le texte, court, commence par un conte-randonnée "Derrière chez moi il y a une forêt, dans cette forêt il y a un arbre, dans cet arbre, etc (...)" et se poursuit avec une comptine des jours de la semaine. C'est un répertoire parfaitement adapté pour les tout-petits (autour de 2 ans).
Petit plus très sympathique : c'est une version quadrilingue français-anglais-turc-espagnol, non pas pour faire de vos enfants des petits singes savants, mais pour les amuser, les étonner, leur faire découvrir les sonorités et la musique d'autres langues, ou bien pour partager cette histoire avec des enfants non francophones.

Le site des éditions Lirabelle : http://www.lirabelle.fr/

Deux autres éditeurs spécialistes du kamishibaï : 

Un livre de référence sur le kamishibaï :  La boîte magique - Le théâtre d'images ou kamishibaï : histoire, utilisations, par Edith Montelle aux éditions Callicéphale, réédité en 2014.


 Camille



mercredi 25 février 2015

La guerre et la paix, de Leon Tolstoï, traduit par Boris de Schloezer, éditions Gallimard, Folio Classique



Difficile de présenter un tel classique! Mais je tiens aussi à partager mon amour des "grands" auteurs, car même si leurs œuvres sont connues, elles ne sont pas forcément lues. Pour ma part, j'ai (enfin) commencé à lire Tolstoï et Dostoïevski en 2013. J'avais lu, plus jeune, des auteurs russes comme Gogol et Pouchkine qui m'avaient fait aimer la Russie, enfin une Russie littéraire, idéalisée et romancée, une Russie toute personnelle créée par mes lectures, mon imagination et mon intérêt pour la langue russe. Après avoir lu La Mort d'Ivan Ilitch et Anna Karénine, j'ai donc décidé de m'attaquer aux deux pavés de La Guerre et la Paix et je ne l'ai pas regretté.
Bien sûr, il faut s'accrocher au début, notamment à cause du nombre impressionnant de personnages, qui sont plus de cinq cent en tout, mais seule une vingtaine, appartenant à cinq familles, est vraiment au cœur du récit. Et il faut ensuite s'y retrouver au milieu des innombrables diminutifs chers au peuple russe : Le Comte Pierre par exemple, est ainsi nommé Pétia, Pyotr, Pétroucha, Pétrouchka ou encore Pétegnka. On peut donc un peu se perdre dans ce dédale de prénoms, noms et diminutifs utilisés à tour de rôle.
Mais quel plaisir lorsque l'on dépasse ces petites difficultés! Ce livre est inclassable : roman, fresque historique, sociologique, essai philosophique tout à la fois. Il offre une vision inoubliable de la Russie des années 1805 à 1820, pendant les guerres Napoléoniennes. On suit la vie de plusieurs familles de l'aristocratie russe, pénétrant les salons mondains et leurs hypocrisies, écoutant les réflexions et les débats sur le servage, le mariage, la guerre, la religion, ou la littérature. J'ai été véritablement happée par ce monde, par ces mondes incarnés par chaque personnage. L'écriture de Tolstoï, foisonnante de descriptions, crée des images d'un réalisme époustouflant, elles se gravent dans notre esprit, les personnages nous deviennent si familiers qu'on jurerait les avoir fréquentés, les lieux défilent comme des souvenirs personnels. La préface du traducteur est à ce sujet très intéressante, il y parle de la traduction et de l'écriture de Tolstoï, analysant la "puissance d’évocation et d'expression" de l'écrivain, et son imagination visuelle, concrète, exceptionnelle.

Ce qui m'a particulièrement plu et intéressée dans cette œuvre fut, à mon propre étonnement... tout ce qui concerne la guerre. Les intrigues amoureuses, les drames familiaux, les deuils, m'ont touchée, émue, ont participé à retenir mon attention, à m'attacher aux personnages. Mais la description des batailles, des tactiques militaires, et surtout, les réflexions de Tolstoï sur la guerre et l'histoire, m'ont passionnée.
Tolstoï montre que la guerre se réalise par le bas, qu'elle est complètement déconnectée des décisions des chefs. Ceux-ci, occupés par les bagarres tacticiennes et la recherche du pouvoir, n'ont dans la pratique aucune prise sur les évènements. Le calcul exact des positions et la transmission instantanée des évènements et des ordres étant impossibles (à l'époque), il montre que tout se fait la plupart du temps dans l'improvisation... pour être interprété après coup et présenté comme le résultat de brillantes décisions militaires. L'image de Napoléon dans ce livre est saisissante : l'homme exceptionnel, le génie à l'intelligence tactique remarquable, est pour Tolstoï une pure fiction. Le Napoléon qu'il nous présente dans La Guerre et la Paix est bien éloigné de notre imagerie française, puisque Tolstoï procède à une véritable démystification du personnage. Il apparaît comme un simple pantin, absolument pas responsable de ses conquêtes, n'ayant aucun mérite pour sa gloire.

Le passage qui m'a le plus impressionnée est l'essai sur l'histoire et la science historique, à la fin du roman. J'ai eu l'impression de me rendre compte de façon concrète et flagrante à quel point l'enseignement de l'histoire peut être subjectif et orienté. Comment est-ce possible, demande Tolstoï, qu'une poignée d'hommes, par leur seule décision, leur seule parole, en envoie des milliers à la mort sans que ceux-ci ne se révoltent ni ne refusent? Il aborde ainsi dans un long passage le problème de l'interprétation et de la transmission de l'histoire par les historiens, en démontant leurs méthodes : "Tant qu'on écrira l'histoire des individus - des César, des Alexandre, des Luther ou des Voltaire - et non pas de l'histoire de TOUS les hommes, de TOUS ceux, sans une seule exception, qui ont participé à l'évènement, il est absolument impossible de décrire le mouvement de l'humanité sans faire appel à la notion d'une force qui oblige les hommes à diriger leurs activités vers un seul but. Et la seule notion de ce genre que connaissent les historiens, c'est le pouvoir". S'ensuivent des réflexions passionnantes sur le pouvoir, le libre arbitre, les rapports entre liberté et nécessité, qui m'ont enthousiasmée, bien qu'elles soient un peu trop érudites pour moi!
La Guerre et la Paix est une œuvre singulière, qui invite à de nombreuses réflexions et remises en question tout en nous transportant dans la vie de personnages que l'on ne peut plus oublier.

Camille



lundi 9 février 2015

Deux chroniques en une! Deux livres de Nancy Huston : Bad Girl. Classes de littérature, paru chez Actes Sud en 2014 et Reflets dans un œil d'homme, paru chez Actes Sud en 2012



La sortie récente de Bad Girl me donne l'occasion de parler rapidement de l'un de mes livres de chevet : le premier livre de Nancy Huston que j'ai lu : son essai Reflets dans un œil d'homme. Il fut pour moi une révélation, et je le considère comme un livre fondamental, à lire absolument! Chaque mère et chaque fille devrait l'avoir dans sa bibliothèque! Aux hommes aussi, bien sûr, il serait très utile. Il a bousculé mes convictions, a mis des mots sur des pensées floues, m'a permis d'analyser mon vécu, de me rendre compte de mon propre conditionnement, grâce à son analyse pertinente de la condition des femmes en occident : "plus elles deviennent sujets, plus elles se font objets". Cet essai a beaucoup dérangé à sa parution, puisque Nancy Huston y remettait en question le sacro-saint dogme de notre société occidentale, qui considère que toutes les différences entre les sexes sont culturelles, construites socialement. A travers l'évocation de son vécu, la restitution de conversations avec trois de ses amis peintres, mais aussi en faisant appel à des figures romanesques ou réelles comme Nelly Arcan ou Anaïs Nin, Nancy Huston nous ouvre les yeux sur un paradoxe ahurissant : "A en juger par les statistiques portant sur le viol, les violences conjugales, le harcèlement sexuel, la prostitution et la pornographie, notre réalité est assez loin de notre théorie. Mais on a du mal à voir notre aliénation à nous, et à la dire, et surtout à la comprendre, parce que, malgré les milliards d'images de la beauté féminine que consomment dans nos sociétés hommes et femmes, nous avons embrassé une idéologie unisexe!".

J'ai malheureusement, fatalement, été un peu déçue par Bad Girl. Peut-être parce que Reflets dans un œil d'homme a eu une trop grande importance dans ma vie de lectrice pour que je parvienne à apprécier celui-ci à sa juste valeur. Pourtant, bien que je n'y ai retrouvé ni la surprise ni l'intensité provoquées par Reflets dans un œil d'homme, j'en ai tout de même apprécié la lecture, et il possède à mon avis de nombreuses qualités. Cette fiction-essai nous permet tout d'abord d'entrer dans l'histoire intime de l'auteure pour mieux comprendre son œuvre, éclairer les thèmes récurrents, les obsessions que l'on devine en lisant ses romans et ses essais. Nancy Huston nous offre avec Bad girl une "autobiographie intra-utérine". Elle raconte à Dorrit, le fœtus qu'elle fut, quelle sera sa vie, quelle fut celle de ses parents, de ses grands-parents et de ses arrière-grands-parents : "Tu t'accroches. S'accrocher, Dorrit, sera l'histoire de ta vie". 

Pour mieux démêler le fil de sa vie, Nancy Huston entremêle son histoire personnelle, douloureuse et traumatique d'enfant non désirée et abandonnée par sa mère, à celles de personnalités littéraires et artistiques qui apparaissent dans nombre de ses essais, telles Camille Claudel ou Anaïs Nin. Elle nous invite à suivre le cheminement de sa pensée, l'évolution de ses réflexions sur la femme, la maternité, la relation mère-foetus, mère-enfant. Elle parle aussi de la filiation, de l'abandon, des traumatismes : "(Basel von der Kolk) traite d'aberrante la notion freudienne selon laquelle parler de son trauma aiderait à le surmonter, car au moment du trauma le lobe frontal où se passe le langage ferme boutique. Il dit que sont plus efficaces pour améliorer l'état d'une victime de trauma : la danse, le théâtre, le rolfing et le yoga."

La forme choisie par Nancy Huston pour écrire cette autobiographie, l'utilisation du tutoiement pour parler de et à elle-même, nous rappelle son essai L'espèce fabulatrice, dans lequel elle écrivait que l'être humain est avant tout fiction, que le soi se fabrique par le récit, que nous sommes tous des personnages qui nous racontons. C'est aussi la portée universelle de ce récit qui est intéressante, puisqu'il invite à s'interroger sur la façon dont naît un écrivain, comment l'enfance, l'expérience, mais aussi l'histoire familiale peuvent devenir des terreaux pour la création et plus particulièrement, pour l'écriture. Bad Girl est enfin un bel hommage à la musique, à la lecture, à la création : "l'art te sauvera, Dorrit (...) L'écriture détournera de ton apparence ta propre attention. (...) tu réussiras à t'arracher au marathon meurtrier de la Féminité."


Camille

lundi 26 janvier 2015

Le Puits, d'Ivan Repila, traduit par Margot Nguyen-Béraud aux éditions Denoël en 2014


La lecture de ce court roman est une véritable épreuve qui blesse autant qu’elle fait grandir : deux frères, nommés « le Petit » et « le Grand », sont prisonniers au fond d’un puits, au milieu d’une forêt. Ils tentent d’y survivre en se nourrissant d’asticots et de racines, et nous assistons, horrifiés et mal à l’aise, à leur déchéance physique et psychique. Pourquoi sont-ils là ? Pourquoi le Grand interdit-il de toucher au sac donné par leur mère, dans lequel il y a « une miche de pain, des tomates séchées, des figues et un morceau de fromage » ? Ces faits qui semblent incompréhensibles, la présence inquiétante de la forêt et des loups qui rôdent, nous plongent dans un univers mystérieux et sombre, marqué par une symbolique riche, qui rappelle les contes.

Ce texte dur, violent, parle de la mort, de la souffrance et de la folie, mais nous illumine aussi par la force de l’espoir, du rêve, et de l’amour fraternel. Les réflexions et divagations bouleversantes du Petit, les réponses du Grand, imprègnent le texte de pensées philosophiques, qui nous font plonger au plus profond de nous-même : « (… ) je ne pourrais pas supporter de te voir grandir sur une terre en friche comme ce puits : un endroit où l’on meurt sans repos, par la simple inertie des civilisations, un cimetière où l’on fane, comme une fleur impuissante à polliniser les champs. C’est de penser que, toi, tu puisses mourir qui rend mon monde si petit. »

L'écriture percutante d'Ivan Repila, merveilleusement bien traduite par Margot Nguyen-Béraud, transmet des émotions, des images éblouissantes, comme le Petit qui décide de garder toujours sur lui de quoi écrire pour « comme un somnambule, traduire l’imprononçable.»

Camille

mercredi 14 janvier 2015

Le singe de Hartlepool, écrit par Wilfrid Lupano et dessiné par Jérémie Moreau avec un dossier historique de Pierre Serna, paru aux éditions Delcourt, 2014



Ou comment une légende tragi-comique vieille de 200 ans est, malheureusement, toujours d'actualité.
C'est l'histoire d'un navire de la flotte napoléonienne qui fait naufrage au large des côtes anglaises. Au matin, sur la plage, les habitants du petit village de Hartlepool découvrent un singe parmi les débris. Les habitants, qui n'ont jamais vu ni singe ni français, le prennent pour un français, et décident de le juger.

On oscille tout au long du récit entre la crise de rire et la crise d'angoisse, tant il est à la fois hilarant et dramatique. On entre dans l'histoire avec une critique cinglante du colonialisme et de l'esclavage, personnifiés par le capitaine du navire français, ancien marchand d'esclaves. On est ensuite exaspéré, révolté par l'ignorance et la bêtise qui semblent caractériser la plupart des villageois de Hartlepool. C'est une véritable dénonciation de la xénophobie que l'on peut lire à travers ces personnages : l'accueil méfiant et inhospitalier qu'ils réservent au médecin et à son fils Charly, montre qu'ils ont peur non seulement des français, mais aussi de ceux qui ne sont pas de leur village, de leur petit coin, ceux qui viennent d'ailleurs.
On peut aussi y lire un portrait de l'homme, de ses penchants les plus vils à ceux les plus élevés. On y rencontre en effet le grotesque personnage du maire-aubergiste, gonflé par le désir de gloire, de pouvoir, de reconnaissance. Le graphisme de ce personnage lui va comme un gant et rappelle le dessin caricaturiste. Avec sa bouche et ses narines énormes, véritables trous béants, avec sa corpulence, il ressemble à s'y méprendre à un singe, à un orang-outan... tandis que ses touffes de cheveux sur les côtés et le dessus du crâne rappellent la figure du clown. Les enfants du village sont embrigadés dans la violence, la haine, le voyeurisme. La curiosité intellectuelle semble remplacée par la curiosité malsaine, morbide. 
Mais il y a aussi les protagonistes de l'espoir. Le médecin, homme cultivé, humaniste, et ses paroles pleines de sagesse, mais qui ne tombent pas dans le prêche moralisateur : "Et mon rôle de père, Charly, c'est de te mettre en garde contre ce penchant naturel à la cruauté qui sommeille en chacun de nous. Méfie-toi de ce sentiment qui te fait te réjouir à la vue du sang, Charly. Lorsqu'on fait couler le sang, c'est toujours... une tragédie." On rencontre aussi Melody, la petit fille de l'ancien combattant Old Patterson, qui doute et ose donner son humble avis. Ou encore Doug, seul à accepter de jouer le rôle de la défense pour le chimpanzé.

Le dessin de Moreau est splendide, plein de vie, doux et mélancolique par ses teintes, violent par son trait nerveux. Le ciel rougeoyant qui accompagne le jugement du singe nous donne l'impression de plonger en enfer, ou d'assister à un sabbat démoniaque. Lupano nous émerveille une fois de plus par son talent de scénariste, avec ses dialogues parfaits, qui sonnent toujours juste, son humour mordant, ses mises en scène et ses cadrages vivants, qui nous embarquent immédiatement dans l'histoire. Je ne peux que vous inviter à découvrir également ses autres publications, notamment la truculente série "Les vieux fourneaux" dont nous parlerons peut-être sur ce blog.

Il me faut également parler du dossier documentaire non négligeable proposé à la suite du récit. Pierre Serna, directeur de l'institut d'histoire de la révolution française et professeur à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne, rappelle quelques données historiques qui donnent des clés pour comprendre cette "fausse vraie histoire des débuts du racisme". J'avoue avoir plutôt compris ce récit comme une critique de la xénophobie, plus que du racisme. Mais le rappel de l'histoire des théories du classement des êtres vivants, et de la hiérarchisation entre le singe, l'homme blanc et l'homme noir, a modifié mon regard sur cette histoire. Pierre Serna explique la naissance et la propagation des idées concernant la frontière entre humanité et animalité, depuis le Comte de Buffon jusqu'au Docteur Virey. L'auteur montre l'impact qu'ont pu avoir ces théories sur la population et nous incite à regarder le comportement des villageois sous un autre angle.

Pour conclure, et en essayant de ne pas trop dévoiler la chute, cynique à souhait, cette bande dessinée m'aura encore permis de ressasser l'éternelle et angoissante question : l'homme est-il condamné à la violence, au racisme, à l'ignorance et à la bêtise pour l'éternité? La solution est-elle de rire sérieusement des choses graves?

Camille


dimanche 11 janvier 2015

Les défricheurs : voyage dans la France qui innove vraiment, d'Eric Dupin paru chez La Découverte en 2014


Quel est le point commun entre Acome et Scopelec, la Nef des fous, la Ferme des Amanins, Kokopelli, l'Accorderie, les écoles Montessori et Steiner, l'Université du Nous ou les Colibris? Pour Eric Dupin, ces initiatives ont été créées par ceux qu'il nomme les "défricheurs" : des citoyens qui "vivent en rupture avec les valeurs dominantes de notre société".

Eric Dupin est écrivain et journaliste (chroniqueur notamment au Monde diplomatique). Il a entrepris une enquête de terrain entre octobre 2012 et avril 2014, dans une dizaine de régions, auprès d'hommes et de femmes qui rejettent le consumérisme, la compétition, le productivisme. Face au pessimisme ambiant, ils ont décidé d'agir, d'expérimenter de nouvelles façons de vivre en société. L'auteur insiste sur le fait que toutes ces initiatives ne peuvent être mises dans le même sac, qu'il y a un gouffre entre les dissidents radicaux qui vivent en rupture presque totale avec la société, et les citoyens modérés qui tentent de proposer un modèle plus humain et plus respectueux de la nature sans se marginaliser pour autant. Il est difficile de citer toutes les expériences et personnalités qu'il présente dans son enquête. En voici quelques exemples : la vie en habitats atypiques, les éco-villages, éco-centres et éco-habitats partagés, l'alterentreprenariat, la social-économie et les coopératives, la nouvelle paysannerie bio, la biodynamie et l'agroforesterie, les monnaies locales et les systèmes d'échanges alternatifs, les pédagogies alternatives, les modes de prise de décision et de gouvernance alternatifs comme l'holacratie, la sociocratie, la démocratie participative ou directe, et encore bien d'autres initiatives écologiques, sociales et solidaires.

Tout au long du livre, Eric Dupin s'interroge sur ces alternatives locales : peuvent-elles conduire à un changement global de société en étant reproduites à grande échelle? C'est notamment la proposition de Pierre Rabhi au sein du mouvement Colibris (avec leur devise "faire sa part"), qui comptent sur les changements de comportements individuels. Eric Dupin n'est pas convaincu par cette stratégie de l'essaimage, il lui accorde une vertu d'exemplarité mais la pense utopiste : il montre que les défricheurs sont presque tous issus d'une classe moyenne, pas forcément argentée, mais ayant un haut niveau culturel. A partir de là, il imagine mal comment les classes populaires pourraient suivre ces exemples.

Eric Dupin explique aussi que la plupart des défricheurs rejettent la politique et que beaucoup prophétisent un écroulement catastrophique du système actuel. Selon lui cette pensée, ainsi que la possibilité d'une coexistance future de deux mondes parallèles, celui d'une élite éclairée vivant en marge de la société et celui d'une masse aliénée par le capitalisme, est très inquiétante. A son avis, le changement de société ne peut cependant se faire sans un combat politique, associé à une "transition citoyenne". Il faut "combiner visée radicale et méthode pragmatique", pour permettre des transformations personnelles et sociales.

Bien que je ne sois ni toujours d'accord avec son analyse ni convaincue par sa conclusion, cet essai a le mérite de mettre en lumière un vaste champ d'actions existantes et à inventer. Il ne s'agit pas d'un simple inventaire offrant une vision idyllique, idéalisée de cette mouvance. Eric Dupin se questionne et nous questionne pendant toute son enquête, à la fois critique et bienveillante. La somme des lieux et personnes qu'il a rencontrés étant impressionnante, leur présentation est forcément assez brève. Mais au lecteur curieux de poursuivre ensuite ses explorations en se renseignant plus précisément sur les démarches qui l'interpellent.

Camille



Le Cheval blanc de Suho, de Yûzo Otsuka, illustré par Suekichi Akaba traduit par Alain Briot, postface de Catherine Chaine. Publié aux éditions Circonflexe (Collection Aux couleurs du temps) et la BnF/CNLJ-La Joie par les Livres, en 2014

Ce n'est pas le genre d'album vers lequel je serais spontanément allée, si on ne me l'avait pas conseillé. J'ai en effet la fâcheuse habitude, non pas d'ignorer, mais de ne pas voir ceux dont les styles graphiques ne me plaisent pas immédiatement. Les illustrations du Cheval Blanc de Suho sont belles, classiques, il s'agit de peintures du peintre japonais Akaba, réalisées en 1967. Dès les premières pages, j'ai compris leur force et leur pouvoir narratif : elles nous transportent dans l'immensité des espaces mongols et contribuent parfaitement à la transmission du sens de cette histoire. Les cadrages intéressants donnent une impression de mouvement qui colle parfaitement avec le texte. Les couleurs feutrées transmettent merveilleusement les émotions et l'ambiance, tantôt tendres, tantôt dures.

Ce récit est un conte étiologique (c'est à dire un conte qui explique le comment et le pourquoi des choses), qui raconte comment fut créée la "viole à tête de cheval", instrument de musique mongol, appelé "morin-tehour" ou "morin khuur". C'est l'histoire touchante de l'amitié entre un jeune berger, Suho, et son cheval blanc, Tchagan Morin. Alors qu'ils gagnent ensemble une course organisée par le roi, celui-ci trahit sa promesse, fait battre Suho et lui vole son cheval.
Celui-ci s'échappe, mais le roi ordonne de le cribler de flèches. Il galope malgré tout pour rejoindre Suho, et meurt dans ses bras. Le jeune homme fabrique alors la première viole à tête de cheval, en souvenir de Tchagan Morin.

Bien plus qu'un conte étiologique, Le cheval blanc de Suho est un conte philosophique, sur la douleur de la perte de l'être aimé. Nous sommes invités à nous abreuver de l'amour et de la tendresse qui unissent ces deux êtres, à souffrir de la barbarie et du despotisme du roi, à entrevoir comment surmonter l'insurmontable. C'est la création, nous dit ce conte, qui est la voix royale qui mène à l'apaisement, celui qui fait revivre par le souvenir, la joie et la tristesse, l'être aimé à nos côtés. 
C'est un texte à la fois doux et violent, plein de poésie. Il est difficile d'en écrire une critique après avoir lu la postface de Catherine Chaine dont je me permets de citer un petit extrait, qui met parfaitement en lumière le sens de cette histoire :
"(...) l'exemple de Suho est universel et chacun peut chercher à sculpter, chanter, écrire, peindre, coudre ou cuisiner sa peine, pour la rendre lisible, audible, visible ou comestible pour tout un chacun. Cette élaboration demande du courage, du temps, du travail, mais la récompense est immense pour l'artiste comme pour ceux qui découvrent son œuvre d'art."
Un album précieux, pour tous.

Camille