dimanche 27 novembre 2016

"Samedi 14 novembre" de Vincent Villeminot, paru aux éditions Sarbacane, collection Exprim', en novembre 2016


Romans et albums sur la première guerre mondiale ont abondé en 2014 et fleuriront sûrement à nouveau en 2018. Parmi eux, des récits d'une grande qualité, d'autres plus médiocres. Les anniversaires peuvent ainsi être des prétextes purement commerciaux pour les éditeurs ou bien l'occasion pour des auteurs talentueux de transmettre une mémoire et de susciter des questionnements à la fois individuels et collectifs sur notre société. Qu'en est-il cependant pour un anniversaire aussi jeune que celui des attentats du 13 novembre 2015 ? N'est-il pas déplacé de faire paraître ces titres un an exactement après l'événement ? Vincent Villeminot décrit dans une interview un réel besoin de parler, d'écrire l'événement : « C’est la colère, la première, qui m’a poussé à écrire. Une colère politique. Colère d’entendre les réactions du gouvernement, de l’opposition – leurs projets de lois, leurs inexactitudes et leurs mensonges. ». Écrire aussi, non pas pour analyser, décrypter, mais pour proposer d'autres voies, pour continuer à vivre, après. Le style impeccable, la structure réfléchie du récit, les propositions narratives d'une grande justesse confirment cette sincérité et offrent aux lecteurs adolescents et jeunes adultes, auxquels est destinée la collection Exprim' de Sarbacane, une littérature de qualité.

L'intrigue : B. est une victime de l'attentat, il prenait un verre en terrasse au bar avec son frère Pierre, qui a été tué. Légèrement blessé, déboussolé, le narrateur quitte l'hôpital et croise dans le métro « L'Arabe » qu'il reconnaît comme étant l'un des terroristes, celui qui n'a pas tiré, celui qui est resté assis dans la voiture. Il le suit.

À la manière des tragédies et suivant les recommandations d'Horace dans De l'Art poétique, le récit se décompose en cinq actes centrés autour de trois personnages, trois « acteurs » principaux, et de quatre entractes laissant la parole à un « chœur » de figurants, personnages secondaires évoluant en marge du récit de B. Cette pluralité de voix offrent une vision nuancée du panel d'émotions, de comportements, de questionnements qui ont pu surgir au lendemain des attentats. Questionnements sur le hasard des événements tragiques de la vie, sur le comportement imprévisible de chacun face à la peur de la mort, sur la culpabilité d'être en vie alors que d'autres, proches ou non, ne sont plus là :

« (…) accomplir un deuil, ce n’est pas un « travail » ; juste une affaire d’abîme qu’on affronte, ou pas. Un gouffre, une abstraction. La capacité à s’imaginer pouvoir refaire un pas dans un monde où Pierre, par exemple, et tant d’autres, ne sont plus. »

L'auteur parvient à merveille à élargir l'horizon du récit, par ces réflexions sur la mort qui dépassent le particulier de l'événement pour accéder à l'universel. Sans pathos, sans lourdeur, avec des phrases courtes, fluides, cinglantes, l'auteur nous entraîne en réalité à contre-courant des tragédies, puisque le drame constitue non pas le final, mais l'ouverture. Vincent Villeminot trouve les mots justes et propose des images poétiques fortes, pour décrire des émotions extrêmes, tel le « grand rire », le terrifiant « rire sauvage » éclatant dans le ventre de B. pas encore redevenu Benjamin, B. empli de fureur et de haine. Ce n'est en effet qu'à l'acte II que l'on apprend que B. s'appelle Benjamin, que le protagoniste retrouve enfin son prénom et son identité, qu'il reprend possession de lui-même, qu'il s'extirpe de la torpeur et de la folie post-traumatique. Très vite, le lecteur comprend que l'enjeu n'est pas la confrontation entre Benjamin et Abdelkrim al-Raqiq, le terroriste, mais bel et bien la rencontre entre Benjamin et Layla, la sœur de ce dernier. La référence au Huis clos de Sartre et à son fameux « l'enfer c'est les autres » est judicieuse : comment vivre avec les autres ? Comment faire vivre ensemble le frère de la victime et la sœur de l'assassin ? Quel avenir pour eux ? Si l'auteur soulève de nombreuses questions, il donne aussi des réponses, ses réponses politiques. Passant au crible vote FN et état d'urgence, il propose par le biais d'une fin symbolique, un brin utopique, racontée au futur et ponctuée de « peut-être », son espoir de lendemain possible.

À l'heure où le prix Médicis est décerné, pour la première fois, non pas à un roman mais à une enquête historique sur un fait divers, Lætitia ou la fin des hommes d'Ivan Jablonka, Vincent Villeminot s'engage clairement dans la fiction tout en proposant une cathartique collective, s'inscrivant dans ce mouvement d' « hybridation des genres » qui rappelle « ce qu’on peut faire par la littérature face à l’histoire et au réel » (Alain Veinstein, président du jury, Médicis 2016).


lundi 14 novembre 2016

Love story à l'iranienne de Jane Deuxard (scénario) et Deloupy (dessin et couleur), paru chez Delcourt, collection « Mirages », 2016


Nominée pour le Prix Région Centre Val de Loire du festival de bande dessinée BD Boum, qui se déroulera du 18 au 20 novembre 2016 à Blois, Love story à l'iranienne est une remarquable bande dessinée reportage d'Anne Deuxard. Derrière ce pseudonyme, se cache un couple de journalistes soucieux de protéger leurs sources puisque les auteurs ont rencontré clandestinement des iraniens de vingt à trente ans qui ont accepté de se confier.
Y-a-t-il une place pour l'amour en Iran ? Mariages arrangés, certificats de virginité, surveillance constante des médias et des lieux publics, les libertés y sont contrôlées d'une main de fer, sous le deuxième mandat de Mahmoud Ahmadinejad comme sous celui d'Hassan Rohani. Le poids de la tradition et la peur de la délation sont eux aussi écrasants, omniprésents. Désabusée et pragmatique, la jeunesse iranienne imagine une pléthore de stratagèmes pour s'aimer malgré les lois de la république islamique. Les portraits de jeunes iraniens, qui se suivent et ne ressemblent pas, sont peints avec nuance et finesse, sans pathos : Gila et Mila, secrètement en couple depuis huit ans, Vahid, étudiant sous surveillance depuis sa participation active au Mouvement vert en 2009, ou encore Saviosh, serveur dans un café chic, fan des Pink Floyd et contraint de jouer de la guitare électrique en cachette, seule la musique religieuse étant autorisée dans l'espace public. Ces témoignages étonnent, attendrissent, révoltent ou choquent, comme celui, décalé, de Zeinab, qui donne une déroutante « leçon de féminisme » en raillant la condition des occidentales : « Je vous assure que ce pays est un paradis pour les femmes. Ici, je suis une reine. »
Le dessin de Deloupy est percutant : dynamique et maîtrisé, il alterne scènes figuratives et belles trouvailles métaphoriques au fort pouvoir symbolique, tel le ballon-œil surveillant le couple de journalistes, la mère-serpent polycéphale de Gila, ou la dispute d'Ashem et Nima, jeune couple vieillissant à vue d’œil, de case en case.
Poétique, évocateur, ce voyage en terre inconnue est également instructif, documentant le lecteur avec précision sur l'histoire contemporaine de l'Iran et la vie quotidienne de ses habitants, constatant un bâillonnement des libertés peu assoupli depuis le Persepolis de Marjane Satrapi, malgré une apparente ouverture du régime. 

Chronique parue dans le journal mensuel Le Petit Vendômois, n° 331, novembre 2016. Disponible en ligne : http://www.lepetitvendomois.fr/sorties-loisirs/livre-a-lire/chronique-de-camille-love-story-a-liranienne-de-jane-deuxard/

samedi 5 novembre 2016

Animaux super-héros de Raphaël Martin (texte) et Guillaume Plantevin (illustrations), paru chez De La Martinière Jeunesse en 2015


Vous cherchez un documentaire animalier original et drôle ? Derrière un titre accrocheur et un concept qui sentent au premier abord le filon commercial, cet album allie élégamment informations instructives, humour, graphisme énergique et esthétique de grande beauté. Se servant de la mode des super-héros et de leur super-pouvoir d'attraction auprès des jeunes lecteurs, les deux auteurs dressent trente portraits anthropomorphisés d'animaux sauvages du monde entier. Portant masques et capes, ils sont présentés à travers des rubriques amusantes : « son tic énervant », « sa ruse préférée », « sa plus grosse bêtise », « son talon d'Achille », « son plus gros défaut » et bien sûr, « son super-pouvoir ».

La dimension éducative de ce documentaire est riche, offrant un contenu de qualité ponctué d'anecdotes étonnantes et mémorables, comme celle de la mygale Goliath servant de garde-manger vivant à la progéniture de la guêpe géante pepsis ou encore celle d'un renard ayant tenté d'enlever un bébé à Londres ! Le vocabulaire, précis et scientifique, vient enrichir l'encyclopédie du jeune lecteur, certains termes comme « entomologiste » ou « aposématisme » étant expliqués, d'autres pouvant facilement être devinés dans le contexte, comme la « vélocité ». Les auteurs ne se limitent pas à la culture scientifique puisqu'ils n'hésitent pas à citer quelques références littéraires (La Peau de chagrin de Balzac, le Roman de Renart)  et cinématographiques (Les dents de la mer, Arachnophobie). Beaucoup de pistes donc, pour titiller la curiosité et donner envie de creuser, selon ses goûts et ses affinités, différents domaines de la connaissance.

La matérialité de cet album est travaillée, avec un grand format mettant en valeur les splendides illustrations de Guillaume Plantevin, peintures texturées façon pochoirs et belles associations chromatiques. La mise en page dynamique facilite la lecture avec des encadrés pour chaque rubrique, des pictogrammes (indiquant le poids, la taille, la durée de vie, etc) et un jeu avec la typographie. Il est dommage de ne pas avoir ajouté un planisphère permettant de situer les zones géographiques des animaux.

Seul petit bémol, une remarque à propos des parcs d'attraction marins aurait mérité d'être moins consensuelle : « Pour contenter tout le monde, pourquoi ne pas créer de très grands parcs à orques, en pleine mer, que les touristes pourraient visiter ? » On a la désagréable impression que l'auteur ne se mouille pas trop, proposant une solution de « moindre mal », anti-écologique et polluante, plutôt que de faire comprendre aux enfants que non, les animaux ne sont ni des objets, ni des peluches, ni des curiosités à notre bonne disposition, et que leurs super-pouvoirs sont bien fragiles face aux comportements humains destructeurs (ce que les auteurs mettent pourtant en avant ailleurs dans ce documentaire). 

Age indiqué par l'éditeur : 9-12 ans
 

jeudi 3 novembre 2016

La drôle de vie de Bibow Bradley d'Axl Cendres, paru chez Sarbacane en 2012


« Dis Lou, où c'est qu'elle est la Corée ? »
« J'en sais rien moi ! Qu'il m'a répondu en haussant les épaules. J't'en pose des questions ?! »
« Quelque part en Chine ! A dit quelqu'un.
Les crétins des p'tites villes américaines sont pas très doués en géographie, en général. Faut dire que par chez nous, quand on entend parler d'un pays c'est qu'on est en guerre avec. »

Le ton de ce roman roboratif est donné : à travers une écriture orale foisonnante de vulgarités, gros mots et insultes, l'auteure manie l'art du grotesque avec talent en donnant la parole à un anti-héros au cynisme savoureux. Bibow Bradley, jeune adolescent analphabète de l'Amérique profonde ayant grandi dans le huit clos putride d'une petite ville de culs-terreux, dresse un tableau noir, sans concession de l'Amérique des années 60. Son départ pour la guerre du Vietnam, en juin 1964, gonfle de fierté les hommes de la famille pour lesquels la guerre est l'accomplissement ultime de la virilité (voire de la vie). Après son père qui perdit une jambe en Corée et son grand-père qui laissa un œil en Normandie, c'est au tour du Robert Bradley troisième du nom de sacrifier un de ses membres... Mais son destin est tout autre, puisqu'on lui découvre une anomalie qui s'avère être un don hors du commun fort convoité par la CIA : il ne connaît pas la peur. 
 
Si le protagoniste marginal, la période traitée, le conflit au Vietnam et les traits d'humour rappellent inévitablement le film Forest Gump, La drôle de vie de Bibow Bradley n'en est pas pour autant une pâle copie. Son protagoniste, bien qu'analphabète, fait preuve d'une lucidité, d'une réflexivité, d'un esprit critique impressionnants, sans doute rendus possibles par son inhibition pathologique. Cette comédie décalée et douce-amère est une satire acerbe de l'Amérique et de ses institutions, de la guerre et du racisme. Pointant avec humour l'hypocrisie des blancs qui considèrent les noirs comme des êtres diaboliques mais qui ne sont pas gênés de s'en servir comme chair à canon, raillant la paranoïa et les délires anti-communistes de la CIA, Bibow appuie toujours au bon endroit, avec sa verve venimeuse, et offre au lecteur une bonne bouffée d'air avarié. Jubilatoire !

« C'est quoi exactement, le truc avec le capitalisme et le communisme ?... » demande très sérieusement Bibow au cours de ses pérégrinations. Savamment truffé de références à l'histoire, et notamment plusieurs anecdotes à la fois hilarantes et affligeantes sur l'histoire de la CIA, le récit de Bibow questionne le potentiel belligérant de l'humanité alimenté par des « psychopathes qui avaient le pouvoir de faire absolument tout ce qu'ils voulaient ».

Comme le héros traditionnel du conte de « Celui qui partit pour apprendre la peur » (conte-type AT 326, version des frères Grimm, "Jean sans peur" pour la version Nivernaise, ou version en album d'Anaïs Vaugelade par exemple), le protagoniste trace son chemin en marge de l'humanité et s'en rapproche grâce à une rencontre féminine qui lui fera enfin connaître la forme la plus belle, la plus douloureuse et la plus humaine des peurs... 
 
Ce roman publié par un éditeur jeunesse et destiné a priori aux adolescents pourrait tout aussi bien avoir sa place au côté de romans adultes tels que Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire de Jonas Jonasson. Pépite du roman adolescent européen du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil en 2012, il vient d'être adapté en bande dessinée par Nicolaï Pinheiro et publié en septembre 2016 toujours chez Sarbacane.