lundi 26 janvier 2015

Le Puits, d'Ivan Repila, traduit par Margot Nguyen-Béraud aux éditions Denoël en 2014


La lecture de ce court roman est une véritable épreuve qui blesse autant qu’elle fait grandir : deux frères, nommés « le Petit » et « le Grand », sont prisonniers au fond d’un puits, au milieu d’une forêt. Ils tentent d’y survivre en se nourrissant d’asticots et de racines, et nous assistons, horrifiés et mal à l’aise, à leur déchéance physique et psychique. Pourquoi sont-ils là ? Pourquoi le Grand interdit-il de toucher au sac donné par leur mère, dans lequel il y a « une miche de pain, des tomates séchées, des figues et un morceau de fromage » ? Ces faits qui semblent incompréhensibles, la présence inquiétante de la forêt et des loups qui rôdent, nous plongent dans un univers mystérieux et sombre, marqué par une symbolique riche, qui rappelle les contes.

Ce texte dur, violent, parle de la mort, de la souffrance et de la folie, mais nous illumine aussi par la force de l’espoir, du rêve, et de l’amour fraternel. Les réflexions et divagations bouleversantes du Petit, les réponses du Grand, imprègnent le texte de pensées philosophiques, qui nous font plonger au plus profond de nous-même : « (… ) je ne pourrais pas supporter de te voir grandir sur une terre en friche comme ce puits : un endroit où l’on meurt sans repos, par la simple inertie des civilisations, un cimetière où l’on fane, comme une fleur impuissante à polliniser les champs. C’est de penser que, toi, tu puisses mourir qui rend mon monde si petit. »

L'écriture percutante d'Ivan Repila, merveilleusement bien traduite par Margot Nguyen-Béraud, transmet des émotions, des images éblouissantes, comme le Petit qui décide de garder toujours sur lui de quoi écrire pour « comme un somnambule, traduire l’imprononçable.»

Camille

mercredi 14 janvier 2015

Le singe de Hartlepool, écrit par Wilfrid Lupano et dessiné par Jérémie Moreau avec un dossier historique de Pierre Serna, paru aux éditions Delcourt, 2014



Ou comment une légende tragi-comique vieille de 200 ans est, malheureusement, toujours d'actualité.
C'est l'histoire d'un navire de la flotte napoléonienne qui fait naufrage au large des côtes anglaises. Au matin, sur la plage, les habitants du petit village de Hartlepool découvrent un singe parmi les débris. Les habitants, qui n'ont jamais vu ni singe ni français, le prennent pour un français, et décident de le juger.

On oscille tout au long du récit entre la crise de rire et la crise d'angoisse, tant il est à la fois hilarant et dramatique. On entre dans l'histoire avec une critique cinglante du colonialisme et de l'esclavage, personnifiés par le capitaine du navire français, ancien marchand d'esclaves. On est ensuite exaspéré, révolté par l'ignorance et la bêtise qui semblent caractériser la plupart des villageois de Hartlepool. C'est une véritable dénonciation de la xénophobie que l'on peut lire à travers ces personnages : l'accueil méfiant et inhospitalier qu'ils réservent au médecin et à son fils Charly, montre qu'ils ont peur non seulement des français, mais aussi de ceux qui ne sont pas de leur village, de leur petit coin, ceux qui viennent d'ailleurs.
On peut aussi y lire un portrait de l'homme, de ses penchants les plus vils à ceux les plus élevés. On y rencontre en effet le grotesque personnage du maire-aubergiste, gonflé par le désir de gloire, de pouvoir, de reconnaissance. Le graphisme de ce personnage lui va comme un gant et rappelle le dessin caricaturiste. Avec sa bouche et ses narines énormes, véritables trous béants, avec sa corpulence, il ressemble à s'y méprendre à un singe, à un orang-outan... tandis que ses touffes de cheveux sur les côtés et le dessus du crâne rappellent la figure du clown. Les enfants du village sont embrigadés dans la violence, la haine, le voyeurisme. La curiosité intellectuelle semble remplacée par la curiosité malsaine, morbide. 
Mais il y a aussi les protagonistes de l'espoir. Le médecin, homme cultivé, humaniste, et ses paroles pleines de sagesse, mais qui ne tombent pas dans le prêche moralisateur : "Et mon rôle de père, Charly, c'est de te mettre en garde contre ce penchant naturel à la cruauté qui sommeille en chacun de nous. Méfie-toi de ce sentiment qui te fait te réjouir à la vue du sang, Charly. Lorsqu'on fait couler le sang, c'est toujours... une tragédie." On rencontre aussi Melody, la petit fille de l'ancien combattant Old Patterson, qui doute et ose donner son humble avis. Ou encore Doug, seul à accepter de jouer le rôle de la défense pour le chimpanzé.

Le dessin de Moreau est splendide, plein de vie, doux et mélancolique par ses teintes, violent par son trait nerveux. Le ciel rougeoyant qui accompagne le jugement du singe nous donne l'impression de plonger en enfer, ou d'assister à un sabbat démoniaque. Lupano nous émerveille une fois de plus par son talent de scénariste, avec ses dialogues parfaits, qui sonnent toujours juste, son humour mordant, ses mises en scène et ses cadrages vivants, qui nous embarquent immédiatement dans l'histoire. Je ne peux que vous inviter à découvrir également ses autres publications, notamment la truculente série "Les vieux fourneaux" dont nous parlerons peut-être sur ce blog.

Il me faut également parler du dossier documentaire non négligeable proposé à la suite du récit. Pierre Serna, directeur de l'institut d'histoire de la révolution française et professeur à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne, rappelle quelques données historiques qui donnent des clés pour comprendre cette "fausse vraie histoire des débuts du racisme". J'avoue avoir plutôt compris ce récit comme une critique de la xénophobie, plus que du racisme. Mais le rappel de l'histoire des théories du classement des êtres vivants, et de la hiérarchisation entre le singe, l'homme blanc et l'homme noir, a modifié mon regard sur cette histoire. Pierre Serna explique la naissance et la propagation des idées concernant la frontière entre humanité et animalité, depuis le Comte de Buffon jusqu'au Docteur Virey. L'auteur montre l'impact qu'ont pu avoir ces théories sur la population et nous incite à regarder le comportement des villageois sous un autre angle.

Pour conclure, et en essayant de ne pas trop dévoiler la chute, cynique à souhait, cette bande dessinée m'aura encore permis de ressasser l'éternelle et angoissante question : l'homme est-il condamné à la violence, au racisme, à l'ignorance et à la bêtise pour l'éternité? La solution est-elle de rire sérieusement des choses graves?

Camille


dimanche 11 janvier 2015

Les défricheurs : voyage dans la France qui innove vraiment, d'Eric Dupin paru chez La Découverte en 2014


Quel est le point commun entre Acome et Scopelec, la Nef des fous, la Ferme des Amanins, Kokopelli, l'Accorderie, les écoles Montessori et Steiner, l'Université du Nous ou les Colibris? Pour Eric Dupin, ces initiatives ont été créées par ceux qu'il nomme les "défricheurs" : des citoyens qui "vivent en rupture avec les valeurs dominantes de notre société".

Eric Dupin est écrivain et journaliste (chroniqueur notamment au Monde diplomatique). Il a entrepris une enquête de terrain entre octobre 2012 et avril 2014, dans une dizaine de régions, auprès d'hommes et de femmes qui rejettent le consumérisme, la compétition, le productivisme. Face au pessimisme ambiant, ils ont décidé d'agir, d'expérimenter de nouvelles façons de vivre en société. L'auteur insiste sur le fait que toutes ces initiatives ne peuvent être mises dans le même sac, qu'il y a un gouffre entre les dissidents radicaux qui vivent en rupture presque totale avec la société, et les citoyens modérés qui tentent de proposer un modèle plus humain et plus respectueux de la nature sans se marginaliser pour autant. Il est difficile de citer toutes les expériences et personnalités qu'il présente dans son enquête. En voici quelques exemples : la vie en habitats atypiques, les éco-villages, éco-centres et éco-habitats partagés, l'alterentreprenariat, la social-économie et les coopératives, la nouvelle paysannerie bio, la biodynamie et l'agroforesterie, les monnaies locales et les systèmes d'échanges alternatifs, les pédagogies alternatives, les modes de prise de décision et de gouvernance alternatifs comme l'holacratie, la sociocratie, la démocratie participative ou directe, et encore bien d'autres initiatives écologiques, sociales et solidaires.

Tout au long du livre, Eric Dupin s'interroge sur ces alternatives locales : peuvent-elles conduire à un changement global de société en étant reproduites à grande échelle? C'est notamment la proposition de Pierre Rabhi au sein du mouvement Colibris (avec leur devise "faire sa part"), qui comptent sur les changements de comportements individuels. Eric Dupin n'est pas convaincu par cette stratégie de l'essaimage, il lui accorde une vertu d'exemplarité mais la pense utopiste : il montre que les défricheurs sont presque tous issus d'une classe moyenne, pas forcément argentée, mais ayant un haut niveau culturel. A partir de là, il imagine mal comment les classes populaires pourraient suivre ces exemples.

Eric Dupin explique aussi que la plupart des défricheurs rejettent la politique et que beaucoup prophétisent un écroulement catastrophique du système actuel. Selon lui cette pensée, ainsi que la possibilité d'une coexistance future de deux mondes parallèles, celui d'une élite éclairée vivant en marge de la société et celui d'une masse aliénée par le capitalisme, est très inquiétante. A son avis, le changement de société ne peut cependant se faire sans un combat politique, associé à une "transition citoyenne". Il faut "combiner visée radicale et méthode pragmatique", pour permettre des transformations personnelles et sociales.

Bien que je ne sois ni toujours d'accord avec son analyse ni convaincue par sa conclusion, cet essai a le mérite de mettre en lumière un vaste champ d'actions existantes et à inventer. Il ne s'agit pas d'un simple inventaire offrant une vision idyllique, idéalisée de cette mouvance. Eric Dupin se questionne et nous questionne pendant toute son enquête, à la fois critique et bienveillante. La somme des lieux et personnes qu'il a rencontrés étant impressionnante, leur présentation est forcément assez brève. Mais au lecteur curieux de poursuivre ensuite ses explorations en se renseignant plus précisément sur les démarches qui l'interpellent.

Camille



Le Cheval blanc de Suho, de Yûzo Otsuka, illustré par Suekichi Akaba traduit par Alain Briot, postface de Catherine Chaine. Publié aux éditions Circonflexe (Collection Aux couleurs du temps) et la BnF/CNLJ-La Joie par les Livres, en 2014

Ce n'est pas le genre d'album vers lequel je serais spontanément allée, si on ne me l'avait pas conseillé. J'ai en effet la fâcheuse habitude, non pas d'ignorer, mais de ne pas voir ceux dont les styles graphiques ne me plaisent pas immédiatement. Les illustrations du Cheval Blanc de Suho sont belles, classiques, il s'agit de peintures du peintre japonais Akaba, réalisées en 1967. Dès les premières pages, j'ai compris leur force et leur pouvoir narratif : elles nous transportent dans l'immensité des espaces mongols et contribuent parfaitement à la transmission du sens de cette histoire. Les cadrages intéressants donnent une impression de mouvement qui colle parfaitement avec le texte. Les couleurs feutrées transmettent merveilleusement les émotions et l'ambiance, tantôt tendres, tantôt dures.

Ce récit est un conte étiologique (c'est à dire un conte qui explique le comment et le pourquoi des choses), qui raconte comment fut créée la "viole à tête de cheval", instrument de musique mongol, appelé "morin-tehour" ou "morin khuur". C'est l'histoire touchante de l'amitié entre un jeune berger, Suho, et son cheval blanc, Tchagan Morin. Alors qu'ils gagnent ensemble une course organisée par le roi, celui-ci trahit sa promesse, fait battre Suho et lui vole son cheval.
Celui-ci s'échappe, mais le roi ordonne de le cribler de flèches. Il galope malgré tout pour rejoindre Suho, et meurt dans ses bras. Le jeune homme fabrique alors la première viole à tête de cheval, en souvenir de Tchagan Morin.

Bien plus qu'un conte étiologique, Le cheval blanc de Suho est un conte philosophique, sur la douleur de la perte de l'être aimé. Nous sommes invités à nous abreuver de l'amour et de la tendresse qui unissent ces deux êtres, à souffrir de la barbarie et du despotisme du roi, à entrevoir comment surmonter l'insurmontable. C'est la création, nous dit ce conte, qui est la voix royale qui mène à l'apaisement, celui qui fait revivre par le souvenir, la joie et la tristesse, l'être aimé à nos côtés. 
C'est un texte à la fois doux et violent, plein de poésie. Il est difficile d'en écrire une critique après avoir lu la postface de Catherine Chaine dont je me permets de citer un petit extrait, qui met parfaitement en lumière le sens de cette histoire :
"(...) l'exemple de Suho est universel et chacun peut chercher à sculpter, chanter, écrire, peindre, coudre ou cuisiner sa peine, pour la rendre lisible, audible, visible ou comestible pour tout un chacun. Cette élaboration demande du courage, du temps, du travail, mais la récompense est immense pour l'artiste comme pour ceux qui découvrent son œuvre d'art."
Un album précieux, pour tous.

Camille