mercredi 14 janvier 2015

Le singe de Hartlepool, écrit par Wilfrid Lupano et dessiné par Jérémie Moreau avec un dossier historique de Pierre Serna, paru aux éditions Delcourt, 2014



Ou comment une légende tragi-comique vieille de 200 ans est, malheureusement, toujours d'actualité.
C'est l'histoire d'un navire de la flotte napoléonienne qui fait naufrage au large des côtes anglaises. Au matin, sur la plage, les habitants du petit village de Hartlepool découvrent un singe parmi les débris. Les habitants, qui n'ont jamais vu ni singe ni français, le prennent pour un français, et décident de le juger.

On oscille tout au long du récit entre la crise de rire et la crise d'angoisse, tant il est à la fois hilarant et dramatique. On entre dans l'histoire avec une critique cinglante du colonialisme et de l'esclavage, personnifiés par le capitaine du navire français, ancien marchand d'esclaves. On est ensuite exaspéré, révolté par l'ignorance et la bêtise qui semblent caractériser la plupart des villageois de Hartlepool. C'est une véritable dénonciation de la xénophobie que l'on peut lire à travers ces personnages : l'accueil méfiant et inhospitalier qu'ils réservent au médecin et à son fils Charly, montre qu'ils ont peur non seulement des français, mais aussi de ceux qui ne sont pas de leur village, de leur petit coin, ceux qui viennent d'ailleurs.
On peut aussi y lire un portrait de l'homme, de ses penchants les plus vils à ceux les plus élevés. On y rencontre en effet le grotesque personnage du maire-aubergiste, gonflé par le désir de gloire, de pouvoir, de reconnaissance. Le graphisme de ce personnage lui va comme un gant et rappelle le dessin caricaturiste. Avec sa bouche et ses narines énormes, véritables trous béants, avec sa corpulence, il ressemble à s'y méprendre à un singe, à un orang-outan... tandis que ses touffes de cheveux sur les côtés et le dessus du crâne rappellent la figure du clown. Les enfants du village sont embrigadés dans la violence, la haine, le voyeurisme. La curiosité intellectuelle semble remplacée par la curiosité malsaine, morbide. 
Mais il y a aussi les protagonistes de l'espoir. Le médecin, homme cultivé, humaniste, et ses paroles pleines de sagesse, mais qui ne tombent pas dans le prêche moralisateur : "Et mon rôle de père, Charly, c'est de te mettre en garde contre ce penchant naturel à la cruauté qui sommeille en chacun de nous. Méfie-toi de ce sentiment qui te fait te réjouir à la vue du sang, Charly. Lorsqu'on fait couler le sang, c'est toujours... une tragédie." On rencontre aussi Melody, la petit fille de l'ancien combattant Old Patterson, qui doute et ose donner son humble avis. Ou encore Doug, seul à accepter de jouer le rôle de la défense pour le chimpanzé.

Le dessin de Moreau est splendide, plein de vie, doux et mélancolique par ses teintes, violent par son trait nerveux. Le ciel rougeoyant qui accompagne le jugement du singe nous donne l'impression de plonger en enfer, ou d'assister à un sabbat démoniaque. Lupano nous émerveille une fois de plus par son talent de scénariste, avec ses dialogues parfaits, qui sonnent toujours juste, son humour mordant, ses mises en scène et ses cadrages vivants, qui nous embarquent immédiatement dans l'histoire. Je ne peux que vous inviter à découvrir également ses autres publications, notamment la truculente série "Les vieux fourneaux" dont nous parlerons peut-être sur ce blog.

Il me faut également parler du dossier documentaire non négligeable proposé à la suite du récit. Pierre Serna, directeur de l'institut d'histoire de la révolution française et professeur à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne, rappelle quelques données historiques qui donnent des clés pour comprendre cette "fausse vraie histoire des débuts du racisme". J'avoue avoir plutôt compris ce récit comme une critique de la xénophobie, plus que du racisme. Mais le rappel de l'histoire des théories du classement des êtres vivants, et de la hiérarchisation entre le singe, l'homme blanc et l'homme noir, a modifié mon regard sur cette histoire. Pierre Serna explique la naissance et la propagation des idées concernant la frontière entre humanité et animalité, depuis le Comte de Buffon jusqu'au Docteur Virey. L'auteur montre l'impact qu'ont pu avoir ces théories sur la population et nous incite à regarder le comportement des villageois sous un autre angle.

Pour conclure, et en essayant de ne pas trop dévoiler la chute, cynique à souhait, cette bande dessinée m'aura encore permis de ressasser l'éternelle et angoissante question : l'homme est-il condamné à la violence, au racisme, à l'ignorance et à la bêtise pour l'éternité? La solution est-elle de rire sérieusement des choses graves?

Camille


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