vendredi 30 décembre 2016

"Tout ce dont on rêvait", de François Roux, à paraître aux éditions Albin Michel le 2 janvier 2016



En 2014, François Roux nous avait éblouis avec son roman Le bonheur national brut. Un titre intelligent qui ne s'oublie pas, un récit générationnel passionnant. L'auteur revient en cette rentrée littéraire de janvier 2017 avec une nouvelle fresque romanesque contemporaine, Tout ce dont on rêvait, posant un regard lucide sur notre société. On y rencontre Justine, vingt-cinq ans dans les années 90, dégoûtée par les hommes, enchaînant les relations toxiques. Un soir, elle tombe sous le charme d'Alex, aussi beau que désinvolte. Vingt ans plus tard, on la retrouve en couple, mais c'est avec le frère aîné d'Alex, Nicolas, que Justine s'est mariée et qu'elle a eu deux enfants, Adèle et Hector.



François Roux plonge le lecteur dans l'univers de cette famille parisienne, chacun de ses personnages étant doté d'une psychologie subtile, nuancée. Les générations se côtoient mais ne se ressemblent pas. Justine, infirmière en psychiatrie, incarne une génération de quadragénaires désabusés : 


« Sa vie entière s'était construite sur de l'insatisfaction, sur l'angoisse de ne jamais être à la hauteur, de faire les mauvais choix et puis aussi, par-dessus tout, sur la malédiction de l'ennui. » 



Déçue par la politique, elle tente de mettre en pratique ses idéaux à travers sa vie professionnelle et le lecteur la suit dans les méandres de sa quête identitaire. Son père, ancien soixante-huitard acariâtre, hargneux et aigri, s'est tourné vers le Front National. Tandis qu'Adèle, dix-sept ans, semble appartenir à une jeunesse plus sûre d'elle, évoluant avec aisance dans un monde numérisé et délaissant la politique partisane pour s'engager dans un militantisme associatif. Le cœur du roman est le licenciement de Nicolas, qui le plonge lentement dans un chaos intérieur et se répercute sur son couple. Par cette figure terriblement actuelle et banalisée du chômeur, François Roux dévoile les processus psychologiques complexes à l’œuvre dans cette expérience sociale. Le portrait de Nicolas, sans pathos, montre les incohérences et l'hypocrisie d'un système ayant érigé une « idéologie du travail » tout en soumettant cette valeur suprême à la productivité et à la rentabilité. 



Attentats de Charlie Hebdo, affaire Swissleaks, critique souterraine de la société de consommation et de l'individualisme galopant, questionnements sur le couple, l'amour, la famille, si Tout ce dont on rêvait n'est pas un roman sociologique à proprement dit, il parvient avec brio à dépeindre la complexité d'enjeux majeurs de notre temps, qu'ils soient économiques, sociologiques, psychologiques ou idéologiques et invite à nouveau à s'interroger sur la notion de bonheur : 


«  Elle savait que sa vie était en grande partie guidée par la frivolité de ses désirs, elle avait une conscience à trois cent soixante degrés du fait que la majorité de ses besoins n'étaient pas du tout le fruit de sa volonté mais répondaient à des stimuli artificiels que des apprentis sorciers du commerce, du marketing, de la com – toute une armée de gens plutôt malveillants au fond – instillaient régulièrement dans son environnement naturel pour la charmer et la faire tomber dans leurs filets. »


Malgré un titre décevant, dont la première version, "Tomber comme des mouches", aurait été bien plus pertinente et évocatrice, François Roux excelle à « mêler destins individuels et grande histoire 1» et nous offre un roman d'une force prodigieuse, un roman lumineux qu'on a du mal à refermer, des personnages que l'on quittera à regret et dont on se souviendra souvent, une fin délicieuse, parfaite, impertinente à souhait, allant à contre-courant de la pensée, de l'idéologie communes et des mœurs contemporaines, un roman donnant une furieuse envie de résister.




Note :

mardi 20 décembre 2016

« Songe à la douceur » de Clémentine Beauvais, paru en 2016 aux éditions Sarbacane, collection « Exprim' »


Face à l'avalanche d'éloges - notamment dans l'émission La Grande librairie - encensant ce roman de Clémentine Beauvais, auteure jeunesse à succès et blogueuse influente, on peut rester sceptique et anticiper une probable déception. Mais oh surprise ! Songe à la douceur est tout simplement renversant. Il faut absolument lire cette audacieuse relecture des deux Eugène Oneguine, le roman de Pouchkine et l'opéra de Tchaikovsky, et, encore une fois, ne pas se fier à l'étiquette « ado » de l'éditeur Sarbacane. Plutôt destiné aux plus de seize ans, ce récit est une œuvre littéraire qui ne peut se cantonner à une lecture adolescente. Bien sûr, elle a toute ses chances de plaire à ce lectorat exigeant, mais "young adults" et adultes seront eux aussi bousculés par les questionnements universels soulevés par cette fiction remarquable : la passion amoureuse, le libertinage ou l'amour-amitié, l'effervescence romantique ou l'habitude, entre le spleen et l'idéal, comment choisir sa vie ?

Tatiana a quatorze ans lorsqu'elle rencontre Eugène, dix-sept ans, le meilleur ami de Lensky, le petit ami de sa grande sœur Olga. Rêveuse, studieuse et romantique, Tatiana tombe amoureuse d'Eugène, adolescent désabusé, désinvolte, gonflé d'ennui. Ils passent d'agréables moments à discuter ensemble jusqu'au jour où Tatiana lui déclare son amour dans une lettre. Eugène, après un temps d'absence et de silence insupportables pour l'adolescente, la repousse. Dix ans plus tard, ils se croisent par hasard dans le métro.

Le titre du roman, emprunté à un vers de Baudelaire, est merveilleusement bien choisi. L'écriture, splendide, sans concession, convoquant tour à tour un langage soutenu au lexique exigeant puis une langue familière truffée de « trique », de « putain », ou de « cool », est à la fois classique et moderne, mais surtout, formidablement musicale. Le choix de la versification mais aussi le jeu de déplacement du texte, aligné à droite, puis à gauche, puis au centre, s'accorde parfaitement avec cette écriture chantante, orale.
Si cette mise en page peut intriguer voire déranger au premier abord, on se rend vite compte de son intérêt pour porter ce texte-là. Bruno de La Salle, conteur et fondateur du CLiO (Conservatoire contemporain de Littérature Orale), a pour habitude de travailler ses textes en utilisant les potentialités de la mise en page pour appréhender son oralisation. Mise en vers, séparation nette en paragraphes pour chaque séquence narrative, grossissement de la taille de police de certains mots, le conteur compose la partition de sa narration. C'est aussi une partition que nous propose Clémentine Beauvais, pour entendre les mots sonner comme des notes, les phrases se répondre, fracassant l'immobilité d'un bloc de texte justifié. Comme les pensées qui surgissent et résonnent en nous de manière absolument non linéaire, à la fois structurée et libre, la mise en page de Songe à la douceur offre un supplément de sens, un épanouissement visuel de la poésie du texte. Le fond et la forme se font écho.

« Il regarda Tatiana
                descendre
                         les escaliers
                                 dans la grande bourrasque
                                           de l’erreur architecturale. »

Le style est saisissant de fluidité et de légèreté, imprégné d'un humour cinglant, telle cette description du directeur de thèse de Tatiana, Leprince :

« Alors qu’Eugène s’apprêtait à partir, un peu aplati
de fatigue et de tristesse,
l’homme sublime au sens burkien du terme s’adressa
soudainement à lui.
Il lui dit de sa voix gutturale,
le genre de voix qui passe sur France Culture,
le genre de voix avec de la friture,
des cordes vocales perlées de nodules,
une voix qui donne envie de lui brosser les amygdales (...) »

Ce qui touche profondément le lecteur dans ce roman, c'est cette description si juste de l'adolescence, cette période floue, véritable fracture identitaire entre l'enfance et l'âge adulte, et aussi, surtout, qui nous interpelle sur ce qui reste chez l'adulte de cet adolescent intransigeant. L'adolescent, ou plutôt les adolescents : idéalistes, romantiques, pétris de rêves, de fantasmes, d'idéaux si purs ou si naïfs, tels Lensky ou Tatiana, ou au contraire adolescents nihilistes à l'instar d'Eugène :

« Il a le mal d’un siècle qui n’est pas le sien ;
Il se sent l’héritier amer d’un spleen ancien.
Tout est objet d’ennui pour cet inconsolable –
Ou de tristesse extrême, atroce, épouvantable.
Il a tout essayé, et tout lui a déplu.
Il a fumé, couché, dansé, mangé et bu,
Lu, couru, voyagé, peint, joué et écrit :
Rien ne réveille en lui de plaisir endormi.
Souvent, il imagine, au rebord du sommeil,
Dans un futur lointain l’implosion du soleil.
Puisqu’un jour tout sera cette profonde absence,
Pourquoi remplir en vain notre vaine existence ?
Pourquoi se dépenser en futiles efforts
Dans un monde acculé au couloir de la mort ?
Qu’ils sont laids et idiots, ceux qui se divertissent,
Ceux qui se perdent en labeur ou en délices,
Ceux qui travaillent, ceux qui aiment, ceux qui chantent,
Pour oublier le vide intense qui les hante !
Eugène, à dix-sept ans, a tout compris sur tout :
Et comme tout est rien, il ne fait rien du tout. »

Flashbacks, références littéraires et interventions métafictionnelles bourrées d'humour confèrent au texte une richesse narrative vivifiante :

« On appelle ça de l’ironie tragique. Je le signale
pour que vous appréciiez à quel point
cette histoire est bien ficelée ;
à quel point la réalité veille
à respecter les lois de la fiction.
Je peux le dire sans me vanter ;
ce n’est pas moi qui l’ai inventée.
Quant au pourquoi du comment de cet hiver de silence,
de cette fontaine bientôt tarie,
de ce Lensky à tout jamais en niveaux de gris,
nous y reviendrons. »

C'est un roman à trois voix que nous propose Clémentine Beauvais, entremêlant celles de Tatiana, d'Eugène et d'une auteure-narratrice omnisciente et toute-puissante, enchantant le lecteur par ses interventions piquantes, délicieusement impertinentes. Une œuvre singulière, d'une qualité littéraire et poétique impressionnante.



vendredi 16 décembre 2016

« L'affaire Arnolfini. Les secrets du tableau de Van Eyck, roman d'investigation » Par Jean-Philippe Postel, préface de Daniel Pennac, paru chez Actes Sud en 2016




Jean-Philippe Postel n'est pas historien de l'art, il est médecin. Il nous propose ici un livre captivant, admirablement documenté sans être pour autant hermétique ni destiné aux seuls érudits. Le protagoniste de ce « roman d’investigation » est la fameuse peinture de Jan Van Eyck, Les Epoux Arnolfini, que la première description connue, en 1516, nommait Hernoult-le-Fin avec sa femme, et qui demeure l'un des tableaux les plus commentés de l'histoire de la peinture.

Peint probablement en 1434, ce tableau énigmatique représente un couple à la posture étonnante, se tenant la main à distance et sans se regarder. L'homme se tient raide, le regard sombre et hagard, tandis que la femme fixe la main droite de l'homme, dressée dans un geste de serment. Qui sont-ils ? Que font-ils ? Un homme faisant une promesse de mariage à une jeune fille ? Un mari cocu et sa jeune épousée infidèle ? Sont-ils les époux Arnolfini ? Est-ce un autoportrait déguisé de Van Eyck et de sa femme ? Nombreux sont les chercheurs, « hantés » par ce tableau mystérieux qui, à l'instar du grand historien d'art Erwin Panofsky, s'essayèrent à en proposer une interprétation, à percer le secret de ce couple intriguant. Décryptant les symboles picturaux du Moyen-age et de la Renaissance et les leurres glissés par le peintre, avec une méthode rigoureuse et une documentation fournie, Jean-Philippe Postel démontre la volonté de dissimulation, de double lecture inscrite par Van Eyck dans ce portrait. 

Certains de ses arguments sont convaincants ; d'autres, bien que cohérents, laissent dubitatif. Mais le principal intérêt de ce livre n'est pas d'accéder à LA vérité, qui restera à jamais inaccessible par manque d'informations vérifiables et de faits établis sur la vie de Van Eyck ou sur le commanditaire du tableau. Sa force, c'est de susciter une vive curiosité, une soif d'investigation, de recherche, d'analyse. Sa force, c'est de pousser à imaginer quelle histoire nous raconte ce tableau, quelles histoires nous pouvons inventer à partir de ses éléments, visibles ou soigneusement cachés. Quoi de plus plaisant que de se promener à travers l'histoire de la peinture en menant l'enquête, en regardant ses œuvres à la loupe, comme le propose aussi Daniel Arasse dans Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture. Quel délice, quelle jubilation de se voir dévoiler un secret ardemment recherché depuis le XIXe siècle !


lundi 12 décembre 2016

"Une histoire et un câlin!" de Jean-Luc Englebert, paru chez L'école des loisirs / Pastel, en 2005




Michel ne veut pas dormir, il réclame « une histoire et un câlin » à ses parents qui lui rappellent fermement qu'il a déjà eu... trois câlins et trois histoires ! Le petit garçon bougon retourne dans sa chambre et fait marcher son imagination : improvisant une cabane avec sa couverture, il y reçoit successivement un loup, un hibou et une souris ! 



Les traits simples du dessin sont efficaces et laissent toute la place à l'expressivité des personnages et aux petits détails de posture attendrissants. Le choix d'une palette réduite de couleurs, avec une dominance de jaune et de vert, et les traits de pinceaux confèrent aux illustrations douceur et chaleur. Le style épuré traduit parfaitement l'attente et illustre avec talent la possibilité de faire beaucoup avec de petits rien, de vivre des moments joyeux grâce à l'imaginaire, tandis que le découpage de la double page en quatre vignettes dynamise le récit.

Drôle, subtil, cet album dépeint parfaitement le monde de l'enfance et décrit avec tendresse ce moment si important du coucher, tout en suggérant peut-être quelques idées aux dormeurs récalcitrants. Un album réussi, aux illustrations espiègles et au texte impeccable ! 

 De 2 à 4 ans 

jeudi 8 décembre 2016

« Cher pays de notre enfance : Enquête sur les années de plomb de la Ve République » par Etienne Davodeau et Benoît Collombat, paru chez Futuropolis en 2015




Une enquête politique en bande dessinée à lire absolument ! La couverture, d'une force symbolique incroyablement bien trouvée, interpelle et choque d'emblée, donne le ton de cette captivante enquête : un portrait en noir et blanc du général De Gaulle vieillissant, croulant sous les décorations, le regard fou, éclaboussé de rouge sang sur son côté gauche...

Benoît Collombat, grand reporter à France Inter et Etienne Davodeau, auteur de bande dessinée (dont Rural, Les mauvaises gens ou encore Les Ignorants, bandes dessinées reportages) nous entraînent dans leur recherche de la vérité sur l'assassinat du juge Renaud en 1975 et sur le soi-disant suicide du ministre Robert Boulin en 1979. Tous deux apparaissent comme des « hommes à abattre », s'apprêtant à révéler des informations un peu trop dérangeantes pour le monde politique.

De témoins en témoins, d'archives en articles de presse, les enquêteurs questionnent les liens étranges entretenus entre les braqueurs de banques du Gang des Lyonnais, le SAC (service d'action civique), véritable milice du parti gaulliste, et le financement de partis politiques. Le lourd héritage de la Seconde guerre mondiale et de la résistance, de la France coloniale et de la guerre d'Algérie est omniprésent tout au long de leur investigation et apparaît comme indissociable des événements qu'ils tentent d'analyser. Outre les témoignages époustouflants révélés par leur remarquable enquête journalistique, ce qui choque et angoisse, c'est l'impression que ces agissements d'un autre âge – braquages, violence des milices, intimidations, meurtres – ont sûrement pris aujourd'hui une autre forme, plus pernicieuse et invisible. Nombre d'hommes et de femmes actuellement au sommet du pouvoir, politique et industriel, furent les élèves de ceux, tels Jacques Chirac ou Charles Pasqua, qui furent inévitablement impliqués dans ces affaires des « années de plomb » présidées par Pompidou et Giscard d'Estaing. Ils ne semblent donc pas si lointains les scandales qui éclaboussent toujours cette interminable, increvable Ve République... 

Entre l'espoir d'une vérité enfin révélée et les portraits bienvenus de personnalités intègres d'une part, et la désespérance d'un éternel recommencement de la corruption et de l'abus de pouvoir, de la recherche de financements toujours plus infâmes et anti-démocratiques d'autre part, le cœur du lecteur risque de tanguer dangereusement.
Un album à lire à tête reposée : un texte dense et un défilé de personnages, de noms, de dates qui peuvent faire perdre le fil des événements, mais soutenu par un dessin clair et un ton souvent espiègle, qui allège avec humour le sérieux et le tragique du sujet. 


 

mercredi 7 décembre 2016

"Biomimétisme, quand la nature inspire la science", par Mathilde Fournier, illustrations de Titwane, Editions Plume de carotte, 2e éd. 2016



« Saviez-vous que le velcro est le résultat de l’observation d’une plante « accrocheuse », la Bardane ?
Saviez-vous que la première montre-réveil est inspirée du grillon ?
Saviez-vous que la coquille St Jacques est à l’origine de l’invention de la tôle ondulée ?
Saviez-vous que les yeux anti-reflets des mouches ont permis la création de panneaux photovoltaïques ? »

Avec sa première de couverture élégante, son graphisme raffiné jouant habilement sur les effets de matière, Biomimétisme, quand la nature inspire la science allie plaisir des yeux et bouillonnement cognitif : sur les pages de gauche, des informations scientifiques à la manière d'une encyclopédie donnent des exemples de biomimétisme, défini comme « l'imitation des procédés naturels afin de créer de nouvelles technologies ou d'améliorer celles qui existent déjà ». En regard et en pleine page, de généreuses photographies d'animaux empaillés, collections d'insectes, croquis naturalistes rappelant les cabinets de curiosités lui confèrent une esthétique de beau livre.

L'auteure dévoile comment l'homme, au fil des siècles, s'est inspiré de la nature pour inventer des techniques utiles à l'ingénierie, l'architecture, la médecine, la science, la robotique ou la programmation informatique. De l'obsession de voler à celle de créer l'androïde parfait, l'homme ne cesse d'observer les animaux, les plantes, les minéraux pour reproduire certains aspects et atouts de leur anatomie. Suivant la voie du mouvement « biomimicry », pour qui l'imitation du vivant a pour but la création de technologies et matériaux recyclables ou biodégradables, économes en énergie, en harmonie avec l'environnement, Mathilde Fournier espère que « la nature apporte des réponses à deux des problèmes les plus cruciaux du moment : la préservation de l'environnement et la rareté de l'énergie ».

Un bel objet éditorial, passionnant, à offrir pour les fêtes ! Saluons au passage le travail de Plume de Carotte, « maison d'édition nature » créée en 2001 par Frédéric Lisak : collections d'herbiers, bestiaires ou beaux livres, comme le délicieux Mangez la ville ! Recettes originales à réaliser avec les plantes sauvages urbaines ou le photo-reportage Portraits d'un monde ébranlé par le changement climatique réalisé avec le service Planète du journal Le Monde. C'est aussi une collection jeunesse, « Petite Plume de carotte », avec ses herbiers de contes de fées et ses carnets de curiosités d'une grande beauté. Cette remarquable maison d'édition œuvre à la sensibilisation aux questions environnementales, jusque dans la production matérielle de ses livres. 

Chronique parue dans le magazine mensuel Le Petit Vendômois, n° 332, décembre 2016. 

"La leçon interrompue" d'Hermann Hesse, Calmann-Lévy, 2012 (réed.)



Ces cinq nouvelles ressuscitant des souvenirs personnels d'Hermann Hesse furent écrites entre 1896 et 1949. « Mon enfance » et « Mon camarade Martin » évoquent le monde de l'enfance, les amitiés oubliées resurgissant soudainement du passé, les caprices de la mémoire, tandis que « La leçon interrompue » et « Le mendiant » révèlent la naissance chez le jeune Hermann Hesse de questionnements éthiques sur la pauvreté et la richesse, la charité, la compassion, la vérité et le mensonge. Avec « Histoire de mon Novalis », Hermann Hesse, véritable bibliophile, nous entraîne à travers l'histoire des différents possesseurs d'un livre de sa bibliothèque personnelle.

« Je ne possède rien de plus précieux que ma bibliothèque, rien qui me rende plus heureux et dont je sois plus fier. »

Par sa plume légèrement lyrique, raffinée, imprégnée de poésie, l'auteur décrit à merveille l'enfance, son insatiable curiosité, son attrait pour les choses de la nature, l'éveil de son intelligence, sa recherche de vérité mais aussi sa révolte contre les erreurs grossières de méthodes éducative et pédagogique tels les châtiments corporels, inutiles et humiliants, pratiqués par les adultes.

« L'existence de bien des personnes gagnerait en sérieux, en probité, en déférence, si elles conservaient en elles, au-delà de leur jeunesse, quelque chose de cet esprit de recherche et de ce besoin de questionner et de définir ».

Il y invoque l'importance des histoires, merveilleuses ou mythologiques, la découverte de l'école qui inaugure les prémisses de la vie sociale, et s'attarde dans plusieurs récits à décrire les amitiés, enfantines et adultes. Hermann Hesse dévoile le fonctionnement surprenant, parfois troublant voire effrayant de la mémoire, à travers le surgissement, alors qu'il était enfant, du souvenir de son ami Brosi, mourant, qu'il avait enseveli au plus profond de sa mémoire alors qu'ils étaient inséparables quelques mois auparavant, ou encore ce moment passé avec son camarade de collège Martin, dont ils garderont l'un et l'autre un souvenir complètement différent et contradictoire. Qui se trompe ? Qui a raison ? Chacun, selon son état d'esprit du moment, a pu être amené à fabriquer un souvenir. Hermann Hesse réalise à quel point son « amour de la narration bien faite » peut l'avoir amené à déformer des événements et des expériences. Il aborde avec justesse l'impossibilité pour l’écrivain de saisir complètement la réception lectorale : 

« Nous parlons à des êtres que nous connaissons mal et dont nous savons qu'ils lisent déjà comme une langue étrangère nos paroles et les signes qui les représentent. »

Un recueil de nouvelles difficile à résumer, car il parle à la fois de petits rien et de questions philosophiques, fondamentales, avec une grande sensibilité et un immense pouvoir évocateur. 

Camille

dimanche 27 novembre 2016

"Samedi 14 novembre" de Vincent Villeminot, paru aux éditions Sarbacane, collection Exprim', en novembre 2016


Romans et albums sur la première guerre mondiale ont abondé en 2014 et fleuriront sûrement à nouveau en 2018. Parmi eux, des récits d'une grande qualité, d'autres plus médiocres. Les anniversaires peuvent ainsi être des prétextes purement commerciaux pour les éditeurs ou bien l'occasion pour des auteurs talentueux de transmettre une mémoire et de susciter des questionnements à la fois individuels et collectifs sur notre société. Qu'en est-il cependant pour un anniversaire aussi jeune que celui des attentats du 13 novembre 2015 ? N'est-il pas déplacé de faire paraître ces titres un an exactement après l'événement ? Vincent Villeminot décrit dans une interview un réel besoin de parler, d'écrire l'événement : « C’est la colère, la première, qui m’a poussé à écrire. Une colère politique. Colère d’entendre les réactions du gouvernement, de l’opposition – leurs projets de lois, leurs inexactitudes et leurs mensonges. ». Écrire aussi, non pas pour analyser, décrypter, mais pour proposer d'autres voies, pour continuer à vivre, après. Le style impeccable, la structure réfléchie du récit, les propositions narratives d'une grande justesse confirment cette sincérité et offrent aux lecteurs adolescents et jeunes adultes, auxquels est destinée la collection Exprim' de Sarbacane, une littérature de qualité.

L'intrigue : B. est une victime de l'attentat, il prenait un verre en terrasse au bar avec son frère Pierre, qui a été tué. Légèrement blessé, déboussolé, le narrateur quitte l'hôpital et croise dans le métro « L'Arabe » qu'il reconnaît comme étant l'un des terroristes, celui qui n'a pas tiré, celui qui est resté assis dans la voiture. Il le suit.

À la manière des tragédies et suivant les recommandations d'Horace dans De l'Art poétique, le récit se décompose en cinq actes centrés autour de trois personnages, trois « acteurs » principaux, et de quatre entractes laissant la parole à un « chœur » de figurants, personnages secondaires évoluant en marge du récit de B. Cette pluralité de voix offrent une vision nuancée du panel d'émotions, de comportements, de questionnements qui ont pu surgir au lendemain des attentats. Questionnements sur le hasard des événements tragiques de la vie, sur le comportement imprévisible de chacun face à la peur de la mort, sur la culpabilité d'être en vie alors que d'autres, proches ou non, ne sont plus là :

« (…) accomplir un deuil, ce n’est pas un « travail » ; juste une affaire d’abîme qu’on affronte, ou pas. Un gouffre, une abstraction. La capacité à s’imaginer pouvoir refaire un pas dans un monde où Pierre, par exemple, et tant d’autres, ne sont plus. »

L'auteur parvient à merveille à élargir l'horizon du récit, par ces réflexions sur la mort qui dépassent le particulier de l'événement pour accéder à l'universel. Sans pathos, sans lourdeur, avec des phrases courtes, fluides, cinglantes, l'auteur nous entraîne en réalité à contre-courant des tragédies, puisque le drame constitue non pas le final, mais l'ouverture. Vincent Villeminot trouve les mots justes et propose des images poétiques fortes, pour décrire des émotions extrêmes, tel le « grand rire », le terrifiant « rire sauvage » éclatant dans le ventre de B. pas encore redevenu Benjamin, B. empli de fureur et de haine. Ce n'est en effet qu'à l'acte II que l'on apprend que B. s'appelle Benjamin, que le protagoniste retrouve enfin son prénom et son identité, qu'il reprend possession de lui-même, qu'il s'extirpe de la torpeur et de la folie post-traumatique. Très vite, le lecteur comprend que l'enjeu n'est pas la confrontation entre Benjamin et Abdelkrim al-Raqiq, le terroriste, mais bel et bien la rencontre entre Benjamin et Layla, la sœur de ce dernier. La référence au Huis clos de Sartre et à son fameux « l'enfer c'est les autres » est judicieuse : comment vivre avec les autres ? Comment faire vivre ensemble le frère de la victime et la sœur de l'assassin ? Quel avenir pour eux ? Si l'auteur soulève de nombreuses questions, il donne aussi des réponses, ses réponses politiques. Passant au crible vote FN et état d'urgence, il propose par le biais d'une fin symbolique, un brin utopique, racontée au futur et ponctuée de « peut-être », son espoir de lendemain possible.

À l'heure où le prix Médicis est décerné, pour la première fois, non pas à un roman mais à une enquête historique sur un fait divers, Lætitia ou la fin des hommes d'Ivan Jablonka, Vincent Villeminot s'engage clairement dans la fiction tout en proposant une cathartique collective, s'inscrivant dans ce mouvement d' « hybridation des genres » qui rappelle « ce qu’on peut faire par la littérature face à l’histoire et au réel » (Alain Veinstein, président du jury, Médicis 2016).


lundi 14 novembre 2016

Love story à l'iranienne de Jane Deuxard (scénario) et Deloupy (dessin et couleur), paru chez Delcourt, collection « Mirages », 2016


Nominée pour le Prix Région Centre Val de Loire du festival de bande dessinée BD Boum, qui se déroulera du 18 au 20 novembre 2016 à Blois, Love story à l'iranienne est une remarquable bande dessinée reportage d'Anne Deuxard. Derrière ce pseudonyme, se cache un couple de journalistes soucieux de protéger leurs sources puisque les auteurs ont rencontré clandestinement des iraniens de vingt à trente ans qui ont accepté de se confier.
Y-a-t-il une place pour l'amour en Iran ? Mariages arrangés, certificats de virginité, surveillance constante des médias et des lieux publics, les libertés y sont contrôlées d'une main de fer, sous le deuxième mandat de Mahmoud Ahmadinejad comme sous celui d'Hassan Rohani. Le poids de la tradition et la peur de la délation sont eux aussi écrasants, omniprésents. Désabusée et pragmatique, la jeunesse iranienne imagine une pléthore de stratagèmes pour s'aimer malgré les lois de la république islamique. Les portraits de jeunes iraniens, qui se suivent et ne ressemblent pas, sont peints avec nuance et finesse, sans pathos : Gila et Mila, secrètement en couple depuis huit ans, Vahid, étudiant sous surveillance depuis sa participation active au Mouvement vert en 2009, ou encore Saviosh, serveur dans un café chic, fan des Pink Floyd et contraint de jouer de la guitare électrique en cachette, seule la musique religieuse étant autorisée dans l'espace public. Ces témoignages étonnent, attendrissent, révoltent ou choquent, comme celui, décalé, de Zeinab, qui donne une déroutante « leçon de féminisme » en raillant la condition des occidentales : « Je vous assure que ce pays est un paradis pour les femmes. Ici, je suis une reine. »
Le dessin de Deloupy est percutant : dynamique et maîtrisé, il alterne scènes figuratives et belles trouvailles métaphoriques au fort pouvoir symbolique, tel le ballon-œil surveillant le couple de journalistes, la mère-serpent polycéphale de Gila, ou la dispute d'Ashem et Nima, jeune couple vieillissant à vue d’œil, de case en case.
Poétique, évocateur, ce voyage en terre inconnue est également instructif, documentant le lecteur avec précision sur l'histoire contemporaine de l'Iran et la vie quotidienne de ses habitants, constatant un bâillonnement des libertés peu assoupli depuis le Persepolis de Marjane Satrapi, malgré une apparente ouverture du régime. 

Chronique parue dans le journal mensuel Le Petit Vendômois, n° 331, novembre 2016. Disponible en ligne : http://www.lepetitvendomois.fr/sorties-loisirs/livre-a-lire/chronique-de-camille-love-story-a-liranienne-de-jane-deuxard/

samedi 5 novembre 2016

Animaux super-héros de Raphaël Martin (texte) et Guillaume Plantevin (illustrations), paru chez De La Martinière Jeunesse en 2015


Vous cherchez un documentaire animalier original et drôle ? Derrière un titre accrocheur et un concept qui sentent au premier abord le filon commercial, cet album allie élégamment informations instructives, humour, graphisme énergique et esthétique de grande beauté. Se servant de la mode des super-héros et de leur super-pouvoir d'attraction auprès des jeunes lecteurs, les deux auteurs dressent trente portraits anthropomorphisés d'animaux sauvages du monde entier. Portant masques et capes, ils sont présentés à travers des rubriques amusantes : « son tic énervant », « sa ruse préférée », « sa plus grosse bêtise », « son talon d'Achille », « son plus gros défaut » et bien sûr, « son super-pouvoir ».

La dimension éducative de ce documentaire est riche, offrant un contenu de qualité ponctué d'anecdotes étonnantes et mémorables, comme celle de la mygale Goliath servant de garde-manger vivant à la progéniture de la guêpe géante pepsis ou encore celle d'un renard ayant tenté d'enlever un bébé à Londres ! Le vocabulaire, précis et scientifique, vient enrichir l'encyclopédie du jeune lecteur, certains termes comme « entomologiste » ou « aposématisme » étant expliqués, d'autres pouvant facilement être devinés dans le contexte, comme la « vélocité ». Les auteurs ne se limitent pas à la culture scientifique puisqu'ils n'hésitent pas à citer quelques références littéraires (La Peau de chagrin de Balzac, le Roman de Renart)  et cinématographiques (Les dents de la mer, Arachnophobie). Beaucoup de pistes donc, pour titiller la curiosité et donner envie de creuser, selon ses goûts et ses affinités, différents domaines de la connaissance.

La matérialité de cet album est travaillée, avec un grand format mettant en valeur les splendides illustrations de Guillaume Plantevin, peintures texturées façon pochoirs et belles associations chromatiques. La mise en page dynamique facilite la lecture avec des encadrés pour chaque rubrique, des pictogrammes (indiquant le poids, la taille, la durée de vie, etc) et un jeu avec la typographie. Il est dommage de ne pas avoir ajouté un planisphère permettant de situer les zones géographiques des animaux.

Seul petit bémol, une remarque à propos des parcs d'attraction marins aurait mérité d'être moins consensuelle : « Pour contenter tout le monde, pourquoi ne pas créer de très grands parcs à orques, en pleine mer, que les touristes pourraient visiter ? » On a la désagréable impression que l'auteur ne se mouille pas trop, proposant une solution de « moindre mal », anti-écologique et polluante, plutôt que de faire comprendre aux enfants que non, les animaux ne sont ni des objets, ni des peluches, ni des curiosités à notre bonne disposition, et que leurs super-pouvoirs sont bien fragiles face aux comportements humains destructeurs (ce que les auteurs mettent pourtant en avant ailleurs dans ce documentaire). 

Age indiqué par l'éditeur : 9-12 ans
 

jeudi 3 novembre 2016

La drôle de vie de Bibow Bradley d'Axl Cendres, paru chez Sarbacane en 2012


« Dis Lou, où c'est qu'elle est la Corée ? »
« J'en sais rien moi ! Qu'il m'a répondu en haussant les épaules. J't'en pose des questions ?! »
« Quelque part en Chine ! A dit quelqu'un.
Les crétins des p'tites villes américaines sont pas très doués en géographie, en général. Faut dire que par chez nous, quand on entend parler d'un pays c'est qu'on est en guerre avec. »

Le ton de ce roman roboratif est donné : à travers une écriture orale foisonnante de vulgarités, gros mots et insultes, l'auteure manie l'art du grotesque avec talent en donnant la parole à un anti-héros au cynisme savoureux. Bibow Bradley, jeune adolescent analphabète de l'Amérique profonde ayant grandi dans le huit clos putride d'une petite ville de culs-terreux, dresse un tableau noir, sans concession de l'Amérique des années 60. Son départ pour la guerre du Vietnam, en juin 1964, gonfle de fierté les hommes de la famille pour lesquels la guerre est l'accomplissement ultime de la virilité (voire de la vie). Après son père qui perdit une jambe en Corée et son grand-père qui laissa un œil en Normandie, c'est au tour du Robert Bradley troisième du nom de sacrifier un de ses membres... Mais son destin est tout autre, puisqu'on lui découvre une anomalie qui s'avère être un don hors du commun fort convoité par la CIA : il ne connaît pas la peur. 
 
Si le protagoniste marginal, la période traitée, le conflit au Vietnam et les traits d'humour rappellent inévitablement le film Forest Gump, La drôle de vie de Bibow Bradley n'en est pas pour autant une pâle copie. Son protagoniste, bien qu'analphabète, fait preuve d'une lucidité, d'une réflexivité, d'un esprit critique impressionnants, sans doute rendus possibles par son inhibition pathologique. Cette comédie décalée et douce-amère est une satire acerbe de l'Amérique et de ses institutions, de la guerre et du racisme. Pointant avec humour l'hypocrisie des blancs qui considèrent les noirs comme des êtres diaboliques mais qui ne sont pas gênés de s'en servir comme chair à canon, raillant la paranoïa et les délires anti-communistes de la CIA, Bibow appuie toujours au bon endroit, avec sa verve venimeuse, et offre au lecteur une bonne bouffée d'air avarié. Jubilatoire !

« C'est quoi exactement, le truc avec le capitalisme et le communisme ?... » demande très sérieusement Bibow au cours de ses pérégrinations. Savamment truffé de références à l'histoire, et notamment plusieurs anecdotes à la fois hilarantes et affligeantes sur l'histoire de la CIA, le récit de Bibow questionne le potentiel belligérant de l'humanité alimenté par des « psychopathes qui avaient le pouvoir de faire absolument tout ce qu'ils voulaient ».

Comme le héros traditionnel du conte de « Celui qui partit pour apprendre la peur » (conte-type AT 326, version des frères Grimm, "Jean sans peur" pour la version Nivernaise, ou version en album d'Anaïs Vaugelade par exemple), le protagoniste trace son chemin en marge de l'humanité et s'en rapproche grâce à une rencontre féminine qui lui fera enfin connaître la forme la plus belle, la plus douloureuse et la plus humaine des peurs... 
 
Ce roman publié par un éditeur jeunesse et destiné a priori aux adolescents pourrait tout aussi bien avoir sa place au côté de romans adultes tels que Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire de Jonas Jonasson. Pépite du roman adolescent européen du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil en 2012, il vient d'être adapté en bande dessinée par Nicolaï Pinheiro et publié en septembre 2016 toujours chez Sarbacane. 


samedi 15 octobre 2016

Carnet du Pérou : Sur la route de Cuzco, de Fabcaro, paru aux éditions Six Pieds sous terre en 2013



 Attention à ne pas vous laisser berner par la quatrième de couverture si vous ne connaissez pas Fabcaro...  Prise au hasard dans les rayons d'une bibliothèque ou d'une librairie, cette bande dessinée ressemble à s'y méprendre à un carnet de voyage classique, et l'on peut facilement tomber dans le piège tendu par l'auteur à l'humour décalé et absurde, auquel les lecteurs ne seront pas tous réceptifs ! 
 
Adoptant et détournant les codes du carnet de voyage, Fabcaro raconte et croque avec talent un voyage au Pérou (qu'il n'a absolument jamais réalisé!), éculant les clichés du genre. Dessins encrés et aquarellés en bichromie imitent brillamment le style graphique du carnet de voyage que Fabcaro démonte avec fracas par des détournements et des blagues hilarantes. L'émerveillement niais du touriste arrivé à destination, avec la description des parfums ressentis dès la sortie de l'aéroport, le « sentiment de liberté incroyable », les citations philosophiques (« A quoi sert de voyager si tu t'emmènes avec toi ? Sénèque »), la petite touche humaniste avec les digressions sur la politique et la pauvreté, le sentiment naïf de rencontrer des habitants dotés d'une gentillesse et d'une joie de vivre (sur)naturelles... tous les ingrédients sont là pour dresser un portrait stéréotypé mais tellement vrai du voyageur béat, de ses platitudes, de ses phrases toute faites, usées et fatigantes de banalité :
« Il se dégage de cette scène une harmonie incroyable, un vrai partage comme il n'en existe que chez les gens proches de la terre. C'est très beau »
De retour au pays, l'incontournable «  Je ne serai plus jamais le même » porte la raillerie à son apogée. 
 
L’autodérision poussée à l'extrême et le cynisme grinçant caractéristiques de Fabcaro s'ajoutent à la dénonciation du folklore du voyage. Des pauses métafictionnelles mettent en abyme l'auteur en train de réaliser son carnet : interventions moqueuses et cinglantes de sa fille, échanges téléphoniques avec ses éditeurs, anecdotes , jusqu'à une information totalement hors sujet à propos de la sortie d'un nouvel album des Pixies...
 Bref, Fabcaro nous montre qu'il peut faire un carnet de voyage sans bouger de chez lui, en surfant sur le net et en farfouillant dans ses photos de famille ! Énorme canular par lequel il semble se moquer de tout sans âcreté, avec une grande légèreté : des lecteurs, des auteurs, mais surtout de lui-même et de ses remises en question façon « crise de la quarantaine », que l'on pourrait baptiser « crise du style » du dessinateur. Impossible après ce Carnet du Pérou de lire d'authentiques carnets de voyage avec sérieux sans repenser à cette parodie déjantée!

Si vous aimez cet humour un peu spécial, lisez aussi son dernier album, Zaï Zaï Zaï Zaï, dont on a beaucoup parlé (Grand Prix de la critique ACBD 2016/Angoulême) !


vendredi 7 octobre 2016

"Prendre et donner" de Lucie Félix, paru chez Les Grandes Personnes en 2014


Si je n'ai pas été tellement emballée par le premier imagier de Lucie Félix, 2 yeux ?, Prix Sorcières 2013 catégorie Touts-petits, son troisième album, Prendre et donner, figure quant à lui en bonne position dans la bibliothèque de mon petit cobaye « personnel et privé » !

Ce livre presque carré (19,5 x 22 cm) comportant des pages cartonnées rigides et utilisant des aplats de couleurs primaires invite l'enfant, à chaque double page, à détacher une forme en carton amovible et à l'imbriquer dans les découpes de la page suivante. L'adulte lit les consignes en regard : « prendre », « donner », « casser », « construire », etc.

Sur le principe des pédagogies actives, cet imagier interactif et ludique développe la motricité fine de l'enfant tout en le rendant acteur de ses apprentissages. Le tout-petit découvre ainsi les formes, les couleurs, les concepts par la manipulation directe, sensorielle. Grâce à cet objet de partage, de jeu et de complicité avec le lecteur parent ou professionnel, l'enfant prend confiance en lui en parvenant peu à peu à maîtriser ses gestes et à acquérir la précision nécessaire pour manipuler seul les découpes. Le miroir, grand classique des livres pour la petite enfance, n'a pas été oublié et conserve son efficacité auprès des tout-petits, étonnement et fous rires garantis !
Les concepts ne me semblent cependant pas toujours bien choisis : l'emploi systématique de verbes décrivant l'action de l'enfant aurait été plus adapté et efficace. Par exemple, pour la page invitant l'enfant à placer un nuage sur le soleil, « couvrir » ou « cacher » auraient selon moi été plus adéquats que « se couvrir ». 
 
Un livre à éviter le soir si vous espérez un coucher rapide : à la fin de l'imagier, l'enfant est invité à replacer les pièces pour la prochaine lecture. Jolie trouvaille pour semer les graines du rangement dans les petites têtes mais risque de lecture sans fin en perspective pour cet imagier qui, plus encore que n'importe quel autre livre, attise le désir de relecture en proposant ce retour en arrière, vers la première page !

À partir de 2 ans

mercredi 5 octobre 2016

Carnation, de Xavier Mussat, paru chez Casterman en 2006

Résumé (éditeur) : 
 
"Dix ans après la parution du très remarqué album Sainte famille, Xavier Mussat publie la chronique intime d’un amour destructeur. L’autobiographie en bande dessinée à son plus haut niveau.

Au tournant du millénaire. Il est animateur pour le dessin animé Kirikou et la sorcière. Au sein d’un groupe d’amis, il recherche une alternative au contexte morose de ces années 90. Elle débarque à Angoulême, en quête d’un destin artistique. Ils se rencontrent, elle l’attire, elle le repousse, il la protège. Et progressivement, une relation amoureuse s’instaure, intense et exclusive, faite d’attraction-répulsion et de dépendance mutuelle (...)"


Carnation est d'abord un magnifique objet, fruit d'un travail éditorial soigné. Signet, couverture cartonnée et gaufrée, trait doré rappelant la gravure lui confèrent un aspect luxueux. L'illustration intrigue, subjugue par sa force symbolique et donne furieusement envie d'ouvrir l'album. La typographie annonce elle aussi le contenu : les lettres A du nom de l'auteur et du titre, symétriquement positionnés sur la couverture, semblent fonctionner en miroir. Miroir de l'altérité, miroir de l'introspection dans lesquels pourra se mirer et se « réfléchir » le lecteur. La force de ce récit cathartique réside en sa capacité à transformer une histoire intime en œuvre littéraire, à universaliser une expérience personnelle, autobiographique. Autour du drame d'un enchaînement de relations amoureuses « toxiques » vécues par l'auteur, qui trouve son apogée avec Sylvia, sont passés au crible les métiers de l'image, la complexité et les méandres des relations familiales, de l'amitié ou encore la conjoncture économique des années 90.
Utilisant au maximum les potentialités symboliques du graphisme, Xavier Mussat propose une illustration inventive riche de sens, qui complète, augmente le texte à la manière de David B, Craig Thompson ou Philippe Squarzoni. Ainsi emprunte-t-il les personnages-balais de Fantasia (p. 21) pour appuyer sa critique acerbe de l'industrie du dessin animé, véritable usine culturelle faisant appel à la main-d’œuvre peu onéreuse de chômeurs non qualifiés.
Xavier Mussat fait voir et questionne avec tact l'éternel recommencement de comportements nocifs et destructeurs dans lequel des hommes et des femmes se trouvent pris au piège, à travers des relations sentimentales basées sur des malentendus : pure attirance sexuelle, besoin de domination, élans protecteurs, fuite de la solitude se camouflent derrière la cristallisation amoureuse...

« Est-ce que tu crois qu'on est capable de s'infliger inconsciemment ce qui va contre soi ? On serait à ce point maso qu'on s'éprendrait de ce qui nous détruit ? » (p. 110)

Carnation invite à un retour sur nous-même, remuant nos années d'errances, qu'elles soient nos vingtaines ou nos trentaines, sur les psychodrames surjoués que nous avons pu vivre, explosions de violences et d'agressivité jalonnant notre quête de l'autre masquant une quête de soi. Comme les mains qui soulèvent délicatement la peau de la jeune femme sur l'illustration de couverture, ce récit nous pousse à disséquer notre propre intimité passée, à laquelle nous avons tourné le dos, celle que nous avons cru laisser derrière nous, mais qui est toujours là dans nos entrailles. Xavier Mussat illustre deux voies parallèles, à mon avis jamais définitivement suivies ou abandonnées, celle d'une complaisance dans le malheur inconsciente ou consentie, celle d'une recherche d'équilibre et d'apaisement.

« La soie, la joie... le bonheur ! Ne reviens pas ! » (Pigalle, Ne reviens !)