jeudi 3 novembre 2016

La drôle de vie de Bibow Bradley d'Axl Cendres, paru chez Sarbacane en 2012


« Dis Lou, où c'est qu'elle est la Corée ? »
« J'en sais rien moi ! Qu'il m'a répondu en haussant les épaules. J't'en pose des questions ?! »
« Quelque part en Chine ! A dit quelqu'un.
Les crétins des p'tites villes américaines sont pas très doués en géographie, en général. Faut dire que par chez nous, quand on entend parler d'un pays c'est qu'on est en guerre avec. »

Le ton de ce roman roboratif est donné : à travers une écriture orale foisonnante de vulgarités, gros mots et insultes, l'auteure manie l'art du grotesque avec talent en donnant la parole à un anti-héros au cynisme savoureux. Bibow Bradley, jeune adolescent analphabète de l'Amérique profonde ayant grandi dans le huit clos putride d'une petite ville de culs-terreux, dresse un tableau noir, sans concession de l'Amérique des années 60. Son départ pour la guerre du Vietnam, en juin 1964, gonfle de fierté les hommes de la famille pour lesquels la guerre est l'accomplissement ultime de la virilité (voire de la vie). Après son père qui perdit une jambe en Corée et son grand-père qui laissa un œil en Normandie, c'est au tour du Robert Bradley troisième du nom de sacrifier un de ses membres... Mais son destin est tout autre, puisqu'on lui découvre une anomalie qui s'avère être un don hors du commun fort convoité par la CIA : il ne connaît pas la peur. 
 
Si le protagoniste marginal, la période traitée, le conflit au Vietnam et les traits d'humour rappellent inévitablement le film Forest Gump, La drôle de vie de Bibow Bradley n'en est pas pour autant une pâle copie. Son protagoniste, bien qu'analphabète, fait preuve d'une lucidité, d'une réflexivité, d'un esprit critique impressionnants, sans doute rendus possibles par son inhibition pathologique. Cette comédie décalée et douce-amère est une satire acerbe de l'Amérique et de ses institutions, de la guerre et du racisme. Pointant avec humour l'hypocrisie des blancs qui considèrent les noirs comme des êtres diaboliques mais qui ne sont pas gênés de s'en servir comme chair à canon, raillant la paranoïa et les délires anti-communistes de la CIA, Bibow appuie toujours au bon endroit, avec sa verve venimeuse, et offre au lecteur une bonne bouffée d'air avarié. Jubilatoire !

« C'est quoi exactement, le truc avec le capitalisme et le communisme ?... » demande très sérieusement Bibow au cours de ses pérégrinations. Savamment truffé de références à l'histoire, et notamment plusieurs anecdotes à la fois hilarantes et affligeantes sur l'histoire de la CIA, le récit de Bibow questionne le potentiel belligérant de l'humanité alimenté par des « psychopathes qui avaient le pouvoir de faire absolument tout ce qu'ils voulaient ».

Comme le héros traditionnel du conte de « Celui qui partit pour apprendre la peur » (conte-type AT 326, version des frères Grimm, "Jean sans peur" pour la version Nivernaise, ou version en album d'Anaïs Vaugelade par exemple), le protagoniste trace son chemin en marge de l'humanité et s'en rapproche grâce à une rencontre féminine qui lui fera enfin connaître la forme la plus belle, la plus douloureuse et la plus humaine des peurs... 
 
Ce roman publié par un éditeur jeunesse et destiné a priori aux adolescents pourrait tout aussi bien avoir sa place au côté de romans adultes tels que Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire de Jonas Jonasson. Pépite du roman adolescent européen du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil en 2012, il vient d'être adapté en bande dessinée par Nicolaï Pinheiro et publié en septembre 2016 toujours chez Sarbacane. 


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