Dans son premier roman, Une constellation de phénomènes vitaux, Anthony Marra entraînait le lecteur en Russie et en Tchétchénie, contrées qui semblent le hanter puisqu'il nous y embarque à nouveau dans cet intéressant roman. L'auteur conte les destins tragiques d'hommes et de femmes meurtris par l'histoire de la Russie et de l'URSS, de 1937 à 2013. Le premier portrait est celui d'un artiste chargé d'effacer les visages des dissidents sur les photographies officielles et les œuvres d'art, dans les années 1930. Son frère ayant été arrêté et condamné à mort, il se met à le représenter, de l'enfance à la vieillesse, sur toutes les images qu'il doit retoucher. C'est l'un de ses tableaux qui constitue le lien invisible entre tous les personnages qui apparaissent ensuite dans ce roman bien mené, de la ballerine du Kirov envoyée en Sibérie à sa petite-fille, Miss Sibérie et star éphémère, d'une restauratrice de tableau aveugle et défigurée par un incendie jusqu'au portrait saisissant de Kolia, envoyé faire la guerre en Tchétchénie, revenu sans avenir si ce n'est le trafic et le crime.
L'écriture (ou la
traduction?) est un eu décevante, elle n'est ni poétique ni d'une
grande richesse stylistique, elle manque parfois de fluidité. Le
récit est cependant très rapidement captivant, à la fois dur et
poignant, il tient le lecteur en haleine. Il se charge
progressivement de force et d'émotion, montrant sans détour des
vies brisées, petites histoires personnelles écrasées par la
grande histoire.
Le premier chapitre, « Le
léopard », rappelle mais n'égale pas Le zéro et l'infini
d'Arthur Koestle, roman paru en
1945, critique du Stalinisme, du totalitarisme, des procès et des
grandes purges, restituant l'arrestation, les interrogatoires et la
mort d'un ancien membre du parti ayant participé activement à la
Révolution russe. Mais chez Anthony Marra, le motif du peintre
secrètement subversif et de ses tableaux à énigme est original et
vivifiant, apportant une pincée de mystère à ce roman encré dans
un réalisme violent, criant de solitude, de misère sociale et
économique, de perte de sens.
On apprécie également
la description documentée de ces territoires, des
villes sinistrées de Grosny en Tchétchénie, détruite par la
guerre, ou de Kirovsk, ancien camp de travail forcé en Sibérie,
avec sa forêt artificielle d'arbres en métal et de feuilles en
plastique, ses hauts-fourneaux crachant des nuages toxiques, son lac
de déchets industriels, son taux de pollution inégalable.
Jeunesses
brisées par le totalitarisme, par les effets meurtriers de la
pollution ou par la guerre de Tchétchénie, jeunesses désabusées
malgré l'apparente liberté se succèdent à travers presque un
siècle, chacune affrontant ses épreuves et ses drames, interrogeant
le poids de l'héritage, des non-dits et des secrets de famille,
ouvrant à des questionnements infinis sur la liberté des
individus, le désenchantement et la guerre.