mardi 4 octobre 2016

L'homme qui mit fin à l'histoire, de Ken Liu, paru aux éditions Le Bélial' (collection Une Heure Lumière), 2016


Résumé (quatrième de couverture) :

« Futur proche.
Deux scientifiques mettent au point un procédé révolutionnaire permettant de retourner dans le passé. Une seule et unique fois par période visitée, pour une seule et unique personne, et sans aucune possibilité pour l'observateur d'interférer avec l'objet de son observation. Une révolution qui promet la vérité sur les périodes les plus obscures de l'histoire humaine. Plus de mensonges. 
Plus de secrets d'État.
Créée en 1932 sous mandat impérial japonais, dirigée par le général Shiro Ishii, l'Unité 731 se livra à l'expérimentation humaine à grande échelle dans la province chinoise du Mandchoukouo, entre 1936 et 1945, provoquant la mort de près d'un demi-million de personnes… L'Unité 731, à peine reconnue par le gouvernement japonais en 2002, passée sous silence par les forces d'occupation américaines pendant des années, est la première cible de cette invention révolutionnaire. La vérité à tout prix. Quitte à mettre fin à l'Histoire. »



Né en 1976 à Lanzhou, en Chine, Ken Liu émigre aux USA à 11 ans. Il est auteur d'ouvrages de science fiction et de fantasy, d'« œuvres de l'imaginaire » telle La ménagerie de papier, parue en 2015, qui a obtenu de nombreux prix littéraires (Prix Hugo, Nebula, World  Fantasy, Grand prix de l’Imaginaire 2016). L'homme qui mit fin à l'histoire, court roman ou grande nouvelle parue en août 2016 chez les éditions Le Bélial, interpelle par la force d'une écriture fluide sans aucune fausse note, des mots choisis avec finesse pour aborder un thème douloureux et peu connu par les occidentaux, celui des expérimentations humaines perpétrées par l'occupant japonais en Chine, à Harbin, au sein de l'Unité 731.
Dédié à Iris Chang, auteure de l'essai Le viol de Nankin, voici un récit d'anticipation philosophique, habilement mené, convainquant, qui chamboule et travaille le lecteur longtemps après la lecture ! Le thème du voyage vers le passé -banal en science-fiction- est ici original et convaincant. Inventé par la scientifique Akemi Kirino et l'historien Evan Wei, le procédé est précisément décrit par l'auteur en s'appuyant sur des lois de la physique. Les notions de mémoire, de transmission, de vérité, de réalité et de fiction sont interrogées, bousculées, dans ce récit où les états, outre leurs dimensions spatiales, se disputent à présent leurs dimensions temporelles. A qui en effet appartiendrait le passé d'un état occupé ? Ne devrait-il pas plutôt être considéré comme « un bien commun administré par les Nations-Unies au bénéfice de l'humanité entière ? » (p. 22).
Ce sont également des problèmes épistémologiques liés à l'écriture de l'histoire qui sont mis en lumière. La nature du témoignage et de l'histoire personnelle, leur individualité, leur subjectivité s'ajoutent à la subjectivité des témoins envoyés dans le passé et s'opposent à l'abstraction, à l'écart, à la distance, à l'analyse des traces de la méthode historiographique. Dans ce récit, ce qui était sensé être à jamais absent devient présent et se déroule à nouveau, une seconde fois, devant les yeux d'un témoin.

« La position de Wei, c'est que, sans vraie mémoire, il ne saurait y avoir de vraie réconciliation. Sans vraie mémoire, les individus de chaque nation n'ont pas pu ressentir ni se remémorer la souffrance des victimes .» (p. 72)

La forme narrative du récit, sous forme d'un film documentaire, fait écho à la procédure de retour vers le passé permettant de voir, d'entendre, mais non d'interférer. La description des mouvements de caméra et des personnages, en didascalie, introduit les différentes interviews du reportage :

« [Tandis que la caméra zoome vers la mappemonde posée sur la table, le Pr Kirino désigne le Massachussets, puis elle marque une pause pour réfléchir. Un travelling arrière démarre, qui amenuise le globe terrestre, comme si nous le quittions.] »

Interviews d'Akemi Kirino, d'historiens, d'anciens membres de l'Unité 731, d'archéologues, d'anonymes, de volontaires témoins : entre indifférence, colère, dédain, négationnisme, la pluralité et la justesse des réactions face à l'acharnement d'Evan Wei à dénoncer les atrocités commises par l'Unité 731 évitent les réponses trop simplistes.

« Il est impossible que chaque atrocité trouve un porte-parole aussi éloquent qu'Anne Frank, et je ne crois pas que nous devions réduire l'histoire entière à un recueil de récits de ce genre. » (p. 68)

La note en fin d'ouvrage montre un auteur documenté, indiquant ses sources et ses recherches menées sur l'histoire du Japon et de la Chine. Ce récit singulier par sa forme, par sa richesse documentaire relevant d'une forme d'« historicisation de la fiction » (Paul Ricoeur, Temps et récit 3 : le temps raconté) sans perdre pour autant sa valeur poétique ni sa « littérarité », m'a époustouflée. Il invite à s'interroger sur l'écriture historienne mais aussi sur la « banalité du mal » décrite par Hannah Arendt. De nouvelles pistes de lecture en perspective !

J'attire enfin l'attention sur la magnifique couverture « steampunk » d'Aurélien Police !

Camille

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